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LA BESACE D’AMOUR

l’avait vu courbé, titubant sous la besace, il l’avait entendu demander l’aumône avec une voix chevrotante. Et voilà que le vieillard, qu’il avait connu chancelant, se redressait, devenait vigoureux et fort, et il entendait sa voix douce, mais pleine, sonore, vibrante comme elle avait résonné devant les gardes de l’Intendant. Quant à cette main qui s’était tendue en tremblant pour recevoir le sou du passant, le jeune homme se rappelait qu’elle n’avait pas tremblé lorsqu’elle avait tenu l’épée. Il regarda donc cet homme avec une extrême surprise et demanda :

— Monsieur, qui donc êtes-vous ?

— Mon ami, aujourd’hui je suis comme vous un pauvre diable qui se débat dans le malheur et je suis impuissant ; demain, que sais-je ? je serai peut-être capable de vous ouvrir ou de vous faire ouvrir cette porte de chêne qui nous sépare de la liberté. Que cela vous suffise ! Mais parlons de vous. Je vous connais un peu pour vous avoir croisé par la ville, et je me souviens que vous avez déposé dans ma main, par ci par là, quelques pièces d’argent dont vous aviez peut-être plus besoin que moi-même. Vous êtes clerc de notaire, n’est-ce pas ? clerc chez le notaire-royal, maître Lebaudry ?

— Oui, monsieur. Mais je connais maître Lebaudry, je le connais bien, monsieur, ajouta le jeune homme en baissant la tête… Après cette affaire d’aujourd’hui, je serais bien présomptueux de me représenter chez lui.

— C’est vrai. Mais ne vous préoccupez pas outre mesure de la perte de votre place. Votre nom ?

— Jean Vaucourt.

— Oui, je connais ce nom-là, fit pensivement le mendiant. Puis il demanda : Vous êtes, le fils d’un homme qui fut un jour riche et considéré ?

— Et que l’Intendant Bigot a jeté sur la paille ! compléta, le jeune homme avec un regard farouche.

— L’Intendant Bigot et ses associés… oui, oui, je sais tout cela. Aussi n’êtes-vous pas, votre père et vous, les seules victimes de ces corbeaux.

— Je le sais si bien, monsieur, et je hais tellement ces corbeaux, ainsi que vous les appelez, corbeaux nourris de la main de la Pompadour, que j’ai voulu entraîner le peuple pour aller soumettre nos protestations auprès du marquis de Montcalm, afin qu’il transmît ces protestations à monsieur le gouverneur actuellement à Montréal. Voyez-vous, monsieur, après la ruine que Bigot a semée parmi la population pour soutenir, alléguait-il, les soldats de la France sur nos frontières, il a décidé, pour le même motif en cette guerre qui commence, de nous priver de pain. Depuis huit jours il en coûte le double pour acheter la portion d’un repas. Et du pain, il y en a plus qu’il n’en faut pour les soldats et pour nous, et nous voulons que les soldats de la France en aient un peu plus que nous, car ils le méritent bien. Mais si du moins tous les sacrifices qu’on nous impose et tous ceux que nous serions disposés à faire profitaient à notre pays… Mais non. Bigot et sa bande de loups savent plutôt profiter de l’occasion pour voler le roi de ses marchandises, et pour faire sur les provisions réquisitionnées auprès des paysans des bénéfices inouïs qui servent à payer, non les soldats de la France, mais leur luxe écrasant à ces loups et leurs plaisirs ignobles !

— Ce n’est que trop vrai ! soupira le mendiant.

— Eh bien ! comment voulez-vous, monsieur, que nous n’élevions pas nos protestations ! Comment voulez-vous que nous supportions sans nous plaindre de telles ignominies ! Non, non… cela ne peut pas durer toujours ainsi, cela ne durera pas toujours ! Le peuple gronde, monsieur ! Le peuple, quand il veut, mais il faut qu’il sache vouloir, il est fort, il est puissant. Mais il est timide, il est indécis, il craint, et il lui faut une tête pour penser, un bras pour agir, une voix pour le commander et le faire sortir de sa torpeur ! J’ai essayé, et je n’ai pas réussi !

— Et cet insuccès vous chagrine ? demanda le mendiant avec un sourire bienveillant.

— Cela m’enrage, monsieur… cela m’enrage davantage ! Oh ! mais si jamais je sors vivant de cette cage, je réussirai ! Car je le veux, ou bien je succomberai à la tâche ! Oh ! oui, malheur à tous ces mécréants que le roi de France jette sur notre pays, comme s’il avait hâte de le voir engouffré en quelque abîme ! Pauvre roi ! au lieu de sauver ce qui reste de cette belle colonie à demi rongée, il le jette comme un os à des chiens enragés ! Mais malheur ! malheur ! cela aura une fin !

Jean Vaucourt s’était levé, et rugissant, marchait à pas saccadés par la salle à demi sombre. Il redressait avec défi sa taille élevée, il haussait sa tête altière, tandis que ses yeux noirs jetaient des flammes ardentes, tandis que ses gestes étaient foudroyants.

Le mendiant contemplait ce jeune homme avec admiration.

Quelle farouche énergie il découvrait dans ce jeune canadien ! Bien qu’il eût pris racine en ce sol lointain, c’était le sang de la France qui courait tumultueux, impétueux comme un torrent, ardent comme une flamme nouvelle, dans ses veines. Cette race canadienne, qui venait de croître de la semence jetée par la France, se développait déjà rapidement avec la même âme que l’âme qui faisait vibrer la nation française. Cette colonie lointaine où cherchaient à s’égaler la vertu et l’héroïsme, c’était comme le prolongement de la France, c’était une de ses vertèbres, arrachée, emportée, transplantée sur cette terre inconnue, qui battait avec la même ardeur ! Le cœur fougueux de la grande race vibrait, là, avec la même fougue ! Ce rejeton canadien de la belle race française gardait toute la physionomie de la race, il en conservait tous les accents, tous les éclats ! Et c’était merveille de constater que la trempe de cette nouvelle âme française, mise au jour à mille lieues de l’ancienne, se manifestait si pareille à l’autre ! Pareille à l’autre ?… Cette pensée fit frémir le mendiant, car il était français lui, français de la vieille race, et il frémit parce qu’il venait de saisir dans le rejeton canadien, plus de vigueur, plus d’élan, plus d’impétuosité ! Mais il n’en fut pas jaloux… au contraire, il s’enorgueillit ; voilà qu’un grand peuple avait donné naissance à un autre peuple tout semblable à lui, qui grandirait comme lui, et dont la gloire plus tard égalerait sa gloire !

Il courut au jeune homme, le prit dans ses bras et dit avec une admirable tendresse :

— Mon enfant, laissez le roi là où il est, ou-