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LA BESACE D’AMOUR

en secouant la dentelle de son jabot sur lequel quelques grains de tabac étaient subrepticement tombés. Car, lorsqu’on lui annonçait des visiteuses, François Bigot ne se faisait jamais attendre ; sa toilette étant toujours prête et irréprochable, il pouvait recevoir sur la seconde même. D’autre part, si c’étaient des visiteurs — fussent-ce ces visiteurs de la plus haute importance — Bigot se plaisait à leur laisser tout le temps d’admirer et d’envier la splendeur de sa maison.

Donc François Bigot parut… il parut avec l’attitude d’un prince, mais plus, encore avec l’attitude d’un maître.

De physique cet homme était inconnu aux deux femmes ; néanmoins elles le devinèrent dans ce personnage magnifiquement vêtu, très élégant malgré son fort embonpoint et sa taille peu élevée, très distingué de manières et remarquable de visage en dépit de petits boutons, rouges, verts, noirs, violets, qui recouvraient ses joues grasses, son front et son menton. Mais aussi faut-il ajouter que les fards les rouges et les poudres jouaient un grand rôle dans la toilette de M. Bigot, en sorte que, à moins de le regarder en plein éclat de soleil la maladie de son visage demeurait quasi inapparente… il fallait la deviner !

C’est avec une courtoisie parfaite et une révérence de la plus belle venue qu’il salua les deux dames et leur désigna à chacune un siège. Puis il s’assit et dit :

— Mesdames, je regrette de n’avoir pas l’honneur de vous connaître ; tout de même je suis très honoré de votre visite, et je vous prie de croire que les affaires qui vous amènent chez moi sont de suite réglées à votre entière satisfaction.

Avec ces belles paroles, pleines de la plus parfaite suavité, M. Bigot, lorgnait curieusement Mlle  de Maubertin, qui, blonde, gracieuse en dépit de sa timidité, très jolie, semblait un ange tombé dans quelque antre infernal.

Mais les belles paroles de M. Bigot, la perfection de son attitude, son sourire bienveillant, son geste aimable et respectueux, remirent les deux femmes de leur trouble.

Elles regardèrent M. Bigot, qui souriait doucement en attendant l’explication de leur visite.

— Monsieur l’intendant, dit Mme  de Ferrière, je viens d’être chargée pour vous d’un document qui vous est adressé de Montréal par monsieur le marquis de Vaudreuil.

— Ah ! fit M. Bigot sans beaucoup de surprise, vous arrivez de Montréal ?

— Pardon ! monsieur l’intendant ; il s’agit d’un pli qui m’a été confié par un ami qui l’a reçu lui-même de monsieur de Vaudreuil, mais qui, pour des raisons que j’ignore, n’a pu se rendre jusque chez vous.

— Vous habitez donc Québec, madame…

M. Bigot fit une longue pause dans l’espoir et l’attente que cette femme allait lui dire son nom. Il fut déçu : Mme  de Ferrière répliqua de suite :

— Nous habitons à trois petites lieues de Québec, monsieur.

François Bigot sourit.

— Madame, dit-il, je serai enchanté de prendre connaissance de ce document que m’adresse monsieur le gouverneur.

Mme  de Ferrière lui tendit le pli scellé.

Bigot s’était déjà levé pour le recevoir.

Puis il se rassit et s’apprêta à briser le cachet.

Mais il se ravisa en songeant qu’il allait commettre une impolitesse.

— Si vous permettez, mesdames, reprit-il, je vais appeler mon secrétaire ?

Les deux femmes s’inclinèrent.

Bigot marcha à une table pour frapper un timbre de bronze d’un petit marteau d’argent.

Un domestique se présenta.

— Veuillez, dit M. Bigot, prévenir monsieur Deschenaux que je désire lui parler !

Le domestique se retira

L’intendant n’eut que le temps de dire quelques mots aimables que M. Deschenaux parut.

Splendidement vêtu aussi, important, hautain, il salua raidement les deux visiteuses et s’approcha de son maître… car ce M. Deschenaux était non seulement le secrétaire de Bigot, il en était le factotum.

— Mon ami, dit M. Bigot, daignez prendre connaissance de ce que renferme ce pli que m’adresse monsieur le gouverneur et m’informer de son contenu !

Sans un mot, M. Deschenaux reçut le pli et disparut derrière une tenture. Il fut dix minutes absent. Il revint à l’instant où M. Bigot achevait avec la meilleure bienveillance un compliment fort respectueux à Mlle  Héloïse de Maubertin.

— Eh bien ? interrogea Bigot après s’être excusé et en se tournant vers son secrétaire.

— Monsieur l’intendant, répondit Deschenaux, monsieur de Vaudreuil vous communique instruction de suspendre immédiatement de sa charge monsieur le baron de Loisel, et de garder le baron sous votre surveillance en attendant des instructions ultérieures.

À cette nouvelle terrible qui frappait si inopinément l’un de ses protégés, Bigot, cependant demeura très calme, pas une fibre de son visage ne tressaillit, et il ne se départit même pas de son sourire. Car M. Bigot était un de ces hommes qui ont pour règle inflexible dans la vie hasardeuse qu’ils mènent, de ne jamais s’émouvoir devant les caprices du hasard et de s’attendre à tous les événements bons ou mauvais, même aux événements impossibles. Parce que, selon le principe de ces hommes, c’est toujours le moyen le plus sûr de savoir apprécier les bonnes fortunes, comme c’est toujours le meilleur moyen de ne pas perdre la tête à la venue d’une catastrophe ou d’un malheur. Donc, M. Bigot continua de sourire, congédia Deschenaux, fit une courte révérence à ses visiteuses et dit :

— Mesdames, puisque vous savez comme moi ce que contient la communication de monsieur le gouverneur, vous m’excuserez, je compte, d’aller donner des ordres immédiatement.

Mme  de Ferrière et sa nièce avaient vivement tressaillit en entendant l’énoncé de la communication de M. de Vaudreuil. Elles se rappelaient toutes deux les paroles de Flambard au sujet de ce baron de Loisel, et cette soudaine défaveur du baron, qui coïncidait si étrangement avec les démarches de Flambard pour rétablir l’honorabilité du nom du comte de Maubertin, leur causa un pressentiment. Mais non pas un pressentiment de malheur… mais que quelque chose d’important allait se produire dans leur existence. Et maintenant qu’elles savaient par Flambard que le comte vivait,