Page:Féron - La besace de haine, 1927.djvu/68

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visite quelconque, et, enfin, la Pluchette couchait dans la troisième et dernière chambre. Et ces cellules, car elles ne mesuraient pas plus de six pieds de largeur sur huit de longueur, ne recevaient ni lumière ni air, que l’air vicié de l’intérieur, que la lumière d’une boule de suif. Lorsque Rose Peluchet apporta au cabaret Héloïse qu’elle avait trouvée évanouie sur la rue, la mère Rodioux la déposa dans la chambre du milieu sur l’unique et sale grabat qui la meublait. La porte demeurait fermée par un solide crochet à l’extérieur, de sorte qu’il était tout à fait impossible à la jeune femme de sortir de là.

Et puis elle ne voyait de lumière que lorsque la mère Rodioux lui apportait ses aliments. Alors la vieille lui laissait pour une heure environ l’usage d’une boule de suif.

Qu’on s’imagine les heures de mortelles angoisses que vécut dans cet antre pendant cinq mois la jeune femme du capitaine Vaucourt ! Seule la pensée de son enfant et de son mari la sauva de la mort : car malgré tout elle ne cessait de garder l’espoir qu’elle les reverrait un jour. Et cette captivité lui pesait d’autant plus qu’elle était sans cesse martelée par les fracas de la taverne, le bruit des bagarres qui éclataient souvent, par les éclats de rire, les jurons, les paroles obscènes.

Souvent elle avait demandé à la mère Rodioux qui, heureusement, ne brutalisait pas autrement la jeune femme, de lui procurer des nouvelles de son mari. Mais la tenancière demeurait muette. Elle avait appris que le capitaine était à l’hôpital où il avait été longtemps entre la vie et la mort, et elle attendait qu’il fût hors de danger. Alors elle essaierait de tirer rançon de la jeune femme. Et puis, en attendant, elle cherchait à savoir où était l’enfant d’Héloïse, afin de pouvoir travailler à l’acquisition d’une double rançon.

Et ainsi se passa tout cet hiver durant lequel Héloïse, outre le froid qui la glaçait presque continuellement, souffrit toutes les tortures morales. Sa seule joie, c’était lorsque la Pluchette demeurait seule au cabaret durant quelques courtes absences de la patronne, alors la servante apportait à la pauvre séquestrée des paroles d’espoir. En même temps elle lui servait quelques mets plus appétissants et lui faisait boire une tasse de bon vin qui la réconfortait.

Sur la fin d’un après-midi de la fin de mars, la mère Rodioux vit entrer en sa taverne deux personnages qu’elle n’avait pas revus depuis longtemps : c’étaient le « chevalier de Pertuluis et le sieur de Regaudin », écuyer !

Les deux compères étaient si dépenaillés, si amaigris et ils avaient tellement souffert du froid et de la faim, et, fort probablement aussi, de la soif, qu’ils étaient méconnaissables. Mais on pouvait toujours reconnaître Pertuluis à sa face violemment balafrée et à la longue rapière qu’il portait sans cesse avec ostentation. Quant à Regaudin, ce n’était plus qu’un spectre, et l’on eût dit qu’il avait mille peines à porter la rapière accrochée à sa ceinture.

Leurs habits étaient des haillons, leurs souliers ouvraient des yeux étonnés et stupides et toute leur personne offrait un aspect si misérable que la mère Rodioux les reçut avec beaucoup de méfiance.

Ce jour-là, la taverne était très obscure et à peu près déserte ; on n’y voyait que trois soldats de la garnison en train de jouer aux dés près de l’unique fenêtre.

Pertuluis et Regaudin entrèrent sans mot dire, se glissèrent comme deux âmes en peine le long du mur et allèrent s’asseoir à une table placée près de l’âtre.

La mère Rodioux, comme toujours, se tenait derrière son comptoir. Rose Peluchet était à la cuisine où elle commençait les apprêts du repas du soir.

Les deux grenadiers s’étaient assis, la table entre eux, face aux flammes du foyer et les pieds allongés vers les chenets. Tous deux demeurèrent immobiles et silencieux, leurs regards, obscurcis par quelque souci, rivés sur les flammes qui vacillaient.

Durant quelques minutes la mère Rodioux les considéra avec attention. Puis, poussée par la curiosité de savoir d’où ils venaient, elle vint à eux.

— Va-t-on vous servir à boire, mes gentilshommes ? demanda-t-elle en esquissant un sourire contraint.

— Au fait, répliqua rudement Pertuluis, je suis le Chevalier de Pertuluis… Vous me reconnaissez peut-être, la mère ?

— Oui, un peu… vous êtes si changé ! grimaça la cabaretière.

— C’est que… nous avons voyagé beaucoup. Voici mon ami et écuyer, sieur de Regaudin, et un tant soit peu Baron de Regaudin. Nous sommes, en vérité, de