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la corvée

laissa retomber sur la couche de mortier frais. Barthoud fit un bond de côté pour ne pas faire éclabousser son bel uniforme. Mais il avait perdu son sourire, et la colère le reprenait. Pourtant il put se maîtriser encore pour reprendre :

— Voyons, père Brunel, tâchez donc de raisonner un peu. Ces messieurs ont de l’intérêt pour vous… N’ont-ils pas ordonné tout à l’heure qu’on vous ôtât votre chaîne ? Ne vous offre-t-on pas votre liberté ? Ah ! à propos, je peux vous dire que votre futur gendre, Jaunart, ne sera pas inquiété. Vous allez retrouver vos filles, revoir votre femme… Voyons ! dites la vérité…

Le père Brunel demeura muet cette fois. Tout en travaillant il se contenta de hausser les épaules. D’ailleurs, énervé par les paroles de Barthoud, il sentait dans sa poitrine ce ferment mystérieux le reprendre. Il n’osait maintenant parler, crainte de se laisser aller aux invectives.

Barthoud crut comprendre qu’insister serait peine perdue, et il retourna auprès des deux officiers.

— Messieurs, dit-il, le vieux ne veut pas parler, et il ne parlera pas, je le connais.

— Oui, murmura pensivement le colonel, cet homme doit aimer ses amis, et il est certain qu’il ne trahira pas ceux qu’il aime.

Aussitôt il attira son compagnon à l’écart pour s’entretenir avec lui quelques minutes… Puis, seul, le colonel revint à Barthoud et dit :

— Nous n’avons aucun doute que Beauséjour ait été l’auteur de l’évasion de Jaunart. Si donc vous le rencontrez, ne manquez pas de le faire arrêter, l’ordre en a été donné par Son Excellence.

— Je n’y manquerai pas, répondit Barthoud avec un accent de joie sauvage.

Les officiers s’en allèrent.

— Allons ! se dit alors Barthoud en jubilant, je pense qu’avant longtemps j’aurai ma revanche contre ce Beauséjour !

Et, comme à son ordinaire, il se mit à marcher le long du mur.


XV

MRS. LOCKETT


La femme du major Lockett, pendant ce temps, avait pu obtenir la libération du père Brunel. Il est vrai de dire que la présence de Mariette à l’entrevue avait été d’un grand poids dans la balance en faveur de son père. Après le généreux plaidoyer de la dame anglaise, le major avait assez longuement lorgné Mariette avec l’air d’un connaisseur, (car il passait pour aimer le beau sexe, ce qui n’était pas un mal,) puis il avait dit :

— Il y a Mademoiselle, quelques formalités à remplir avant que nous puissions nous rendre à votre demande ; mais je vous promets que l’affaire sera menée rondement et que votre père vous sera rendu au cours de l’après-midi. Mrs Lockett, que vous devrez remercier, ira vous remettre l’ordre de libération, si elle le désire.

La recommandation du major à la jeune fille de remercier sa femme était bien inutile, puisque Mariette reconnaissait déjà qu’elle devait à cette excellente dame anglaise une dette sacrée. Et déjà aussi son cœur débordait de gratitude pour Mrs Lockett à qui, du reste, elle manifesta sa reconnaissance en l’embrassant avec effusion.

Mrs Lockett, pourtant, avait déjà reçu sa récompense : c’était la joie intérieure, immense, d’avoir accompli une si bonne œuvre.

Quand Mariette et sa protectrice reparurent sur la Place du Château, Beauséjour, aux aguets à quelques pas de là, accourut. Après qu’on l’eut instruit de la bonne nouvelle Mrs Lockett lui abandonna Mariette en assurant à celle-ci que, dans l’après-midi, elle irait lui porter l’ordre libérateur, et que ce serait pour elle l’unique occasion peut-être de revoir Clémence.

— Madame, dit Beauséjour, c’est entendu, nous vous attendrons dans les appartements de ma tante, Madame Laroche, à la maison des Dames Ursulines. Ma tante sera bien heureuse de vous remercier à son tour, Madame, pour la bonne action que vous avez faite.

Sur ce on se sépara, mais non sans que Mrs Lockett eût recommandé à Beauséjour, une fois encore, de se tenir sur ses gardes.

Il serait difficile de peindre dans sa réalité la joie que manifestèrent les deux sœurs, Clémence et Mariette, en se retrouvant, surtout quand l’une d’elles apportait à l’autre une si bonne nouvelle. Assises sur le canapé l’une serrée contre l’autre tandis que Mme Laroche et son neveu