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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 1.djvu/302

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CAS
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du xvie siècle et que c’est l’ingénieur militaire et maréchal de France Vauban, qui fit adopter au xviie siècle un type uniforme de bâtiments, modifié en 1788, puis à plusieurs reprises de nos jours. À l’origine, la caserne n’était pas destinée à préparer la guerre. Elle servait à protéger les bourgeois contre les déportements des mercenaires, gens de sac et de corde. Elle avait un rôle de prison (murs de clôture, corps de garde). Au xixe siècle, la caserne sert au repos, entre deux campagnes d’Afrique. Les exercices dans la cour n’ont pour but que de maintenir les soldats en main. On y donne même des leçons de danse, de lecture et d’écriture et l’on joue aussi au loto. Il faut tuer le temps ! ― occupation essentielle ― en attendant de tuer des hommes dans des guerres coloniales. Enfin, la caserne a aussi un autre rôle : occupant les points stratégiques des grandes villes elle constitue le château-fort élevé par le Gouvernement pour mâter l’émeute. Gambetta et de Freycinet avaient songé à supprimer la caserne, parce qu’elle ne prépare nullement les soldats à la guerre. M. de Freycinet a formulé sur la caserne une opinion peu élogieuse : Elle rend l’individu paresseux, menteur et faux, ce qui est l’expression même de la vérité. Et c’est ici qu’il importe de multiplier les citations, citations empruntées à des écrivains, à des sociologues et à des hommes politiques d’opinions et de croyances différentes :

Jules Delafosse a dit de la caserne « qu’elle est un agent de déclassement social et de dépravation universelle, qui disperse la famille, déracine la jeunesse, dépeuple les campagnes, engorge les villes. » Étienne Lamy, l’académicien décédé en 1919, pensait que « le service militaire déprave les mœurs du soldat. » Le comte de Mun, cet autre académicien réactionnaire, mort en 1914, quelques semaines après le déclenchement du massacre européen, disait que « la caserne obligatoire est l’abus poussé jusqu’au despotisme, jusqu’au mépris des droits les plus respectables. » Selon le marquis de Voguë ― encore un académicien ! ― « les fils de nationalistes reviennent du régiment avec la haine de l’état militaire ». Cette appréciation est juste sous cette réserve que si les fils de nationalistes ont la haine du métier militaire ― parce qu’ils peuvent, dans une certaine mesure, en souffrir ― ils regardent d’un assez bon œil les fils de prolétaires partir pour l’armée. D’aucuns, même, très « patriotes » estiment que la durée du service militaire n’est pas assez longue ! La définition de la caserne qui me semble la meilleure est celle d’Urbain Gohier. De son livre célèbre : L’Armée contre la Nation qui renferme des pages vengeresses contre l’institution si chère au cœur de nos patriotes, j’extrais le passage suivant relatif à la caserne :

« Elle est seulement l’École de tous les rires crapuleux : de la fainéantise, du mensonge, de la délation, de l’impudeur, de la débauche sale, de la lâcheté morale et de l’ivrognerie. Depuis que l’Europe entière subit le fléau du militarisme, l’espèce humaine y a descendu de plusieurs degrés. La vitalité surprenante et les progrès en tous genres de la race anglo-saxonne dont on cherche des explications plus ou moins ingénieuses, proviennent assurément de ce qu’elle échappe à l’action corruptrice et dégradante de la caserne.

L’alcoolisme universel qui gangrène la race française ne remonte pas si haut ; il est un produit de la caserne. La multiplication infinie des débits et des brasseries, où la nation entière, sans distinction de situations sociales, s’empoisonne maintenant, coïncide avec l’encasernement de la jeunesse. Au régiment, boire est le seul divertissement ; boire davantage est l’objet de toute émulation ; payer à boire est la source

de toute considération. À ce régime, un peuple jadis réputé pour sa sobriété a contracté la maladie de Coupeau. Il faut, aux Français, des débits de boissons, même en chemin de fer ; ils vont de Paris à Versailles en buvant. La caserne pourrit la France d’alcoolisme et de syphilis. Et qui donc l’impose au peuple ? Ceux qui n’y vont guère et ceux qui n’y vont point. »

La belle page qu’on vient de lire n’exprime-t-elle pas, en peu de mots, tout ce qu’on peut dire, tout ce qu’il faut dire sur la caserne ?

Il est étonnant de nos jours, ― à une époque où, pourtant, l’antimilitarisme a fait des progrès, ― de constater le prestige qu’exerce encore, aux yeux des Jeunes, la caserne. Être pris au conseil de révision, constitue pour le conscrit, un titre de gloire ! Quant aux ajournés et aux réformés, ils sont l’objet, bien souvent, des plus stupides moqueries et du plus violent mépris, de la part des camarades déclarés « bons pour le service ». Regardez passer ces jeunes gens, au sortit du conseil de révision. Ils paraissent heureux de leur sort. Arborant cocardes et rubans, ils parcourent rues et boulevards en braillant des inepties. Avant que la journée ne se termine, ils sont ivres !

Je n’ai jamais pu comprendre l’exubérance de ces petits malheureux, à l’annonce qu’ils étaient reconnus aptes au service militaire et le spectacle de ces bandes chamarrées de décorations de pacotille aux multiples couleurs m’a toujours profondément attristé. Je me souviendrai toute ma vie du 12 avril 1915. J’avais, à cette époque, un peu plus de dix-neuf ans et je n’étonnerai personne en affirmant que, bien longtemps avant mon incorporation, mon dégoût pour tout ce qui touchait au militarisme était profond. Jeune encore, j’appréhendais l’instant où il me faudrait tout quitter : mère, famille, amis, maîtresse, pour rejoindre la quelconque caserne d’une ville perdue, dans laquelle, bon gré mal gré, je serais contraint de résider. Donc, le 12 avril 1915, mon baluchon sous le bras, nanti de quelques provisions dues à la prévoyance maternelle, je m’acheminai, à pas lents, vers la Gare Montparnasse, où devait avoir lieu l’embarquement.

J’aurais bien voulu retarder le moment fatal ! Il était neuf heures du matin. Déjà, aux abords de cette gare, une agitation inaccoutumée et sans cesse grandissante emplissait les rues, les avenues et les boulevards avoisinants. Je n’étais, hélas ! pas le seul à partir ! Nombre de jeunes gens de ma classe ― la classe 16 ― qu’une feuille d’appel avait désignés pour rejoindre les garnisons de la région Ouest menaient, aux abords de cette maudite gare, un tapage infernal.

J’avais une mine d’enterrement. Et mon allure contrastait avec celle de ces jouvenceaux dont beaucoup, par leur attitude débraillée et leur turbulence inapaisable, faisaient preuve d’une inconscience coupable. Tout autour de la gare, c’était un grouillement de « conscrits » qui gesticulaient, criaient, chantaient, s’interpellaient et même s’injuriaient avec une aisance et un entrain surprenants. La terrasse qui borde la rue du Départ était « noire de bleus » ― si j’ose m’exprimer ainsi ― qu’accompagnaient leurs familles résignées. J’avais peine à concevoir qu’en pleine guerre, alors que depuis huit mois, le sang de leurs pères, de leurs frères, de leurs amis, rougissait les tranchées du front, des jeunes gens de dix-neuf ans fussent assez légers, assez inconscients, assez fous, pour partir avec le sourire, quand l’avenir se montrait sous un jour si sombre et si incertain ! Jeunesse inéduquée, sans doute, mais tout de même ! Cependant, l’heure de quitter ma bonne ville de Paris allait sonner. Je devais rejoindre Laval. Non sans regret et le cœur chargé d’angoisse, je montai, au hasard, dans le premier