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rebours. Entendu, malgré tant d’émouvants sacrifices, pour l’impuissance de la guerre à faire, désormais, éclater les hautes valeurs morales… A se montrer ce que le sage et pacifique Montaigne voyait en elle : « L’action la plus pompeuse des hommes… » Mais il est fréquent — je n’ose dire : ordinaire — que le crime profite à celui, a ceux qui l’ont commis. La guerre peut être, à tout le moins, une bonne affaire.

« Autrefois, chère Société, tu m’aurais certainement répondu : « Ce grand crime est, finalement, pour le vainqueur, une bonne affaire. On a voulu les moyens. On a la fin. Amen ! Et la justice n’est pas de ce monde ».

« Que me répondent aujourd’hui tes augures, tes oracles les plus illustres eux-mêmes ? Ceci : « La dernière guerre a fait paraître implacablement à tous ce que nous savions déjà, sans oser le dire : Que, voilà bientôt cent ans que la guerre — une bonne affaire tant que les civilisations furent éminemment agricoles — ne paie pas… Qu’elle fait des vainqueurs aussi dépourvus, aussi ruinés, aussi exsangues, finalement, que les vaincus… Quand ils ne le sont pas davantage… »

« Toute paix est bonne ; toute guerre est mauvaise », avait dit l’honnête Franklin.

En 1877, le malhonnête Bismarck pouvait, sans crainte d’être démenti, déclarer devant le Reichstag : « La France s’est relevée plus vite de sa défaite que nous de notre victoire… » Avertissements inestimables, puisqu’ils furent si peu entendus ! Le noble Norman Angell nous prouvait péremptoirement, en 1909, par son beau livre : La Grande Illusion, que cette grande illusion, c’est ce que les hommes s’obstinent encore à appeler la Victoire, et que la guerre ne peut être, dorénavant, que la plus désastreuse des affaires… Cela, quelle qu’en soit l’issue !… La raison d’un tel changement, on voudrait, pour l’honneur des hommes, de l’intelligence et de l’amour, qu’elle fût morale. Elle n’est fille — si je puis ainsi dire — que du Machinisme.

« Comme l’a lumineusement montré Francis Delaisi par son grand livre nécessaire, et qui devrait être dans toutes les bibliothèques : Les contradictions du monde moderne, leur économie, leur consommation, leurs finances, leurs industries, les moyens si nombreux, si divers et rapides qu’elles ont de communiquer entre elles, la complexité, le mystère surtout, des affaires qu’elles ont en commun, font que, aucune nation ne pouvant vivre aujourd’hui, d’une vie proprement nationale, toutes les nations sont impérieusement, étroitement solidaires les unes des autres. Leur ordre et leur vie elle-même sont faites de leur interdépendance.

C’est même cette interdépendance qui, obligeant les nations à se réconcilier, si elles veulent continuer de vivre, finira pas fonder les États-Unis de l’Europe. Et les États-Unis de la Terre, plus tard… C’est elle qui (si vis pacem para pacem) accomplit, péniblement, lentement, mais, sûrement, dans le temps, la grande œuvre de la paix.

« Or, quelle qu’en soit l’issue, quels qu’en soient les vainqueurs, la guerre, qui rompt cette interdépendance, qui détruit cet ordre, est, non seulement une faute monstrueuse, un crime inexpiable, mais une défaite irrémédiable : cela, non seulement pour les belligérants, mais pour le monde entier… A méconnaître une fois encore cela, à s’en remettre une fois de plus à la guerre du soin de régler ses différends, l’Europe courrait le risque de disparaître tout entière… Une nouvelle guerre, et qui, nécessairement, paraît, par comparaison, paraître la dernière : — celle qui devait être la dernière — comme un jeu d’enfants : c’en serait fini de la civilisation européenne, et de l’Europe elle-même… »

« Merci des renseignements », dit l’homme simple.

Alors, n’ayant que trop interrogé déjà sa « chère

Société », et s’estimant suffisamment instruit, il conclut : « Je tiens de toi, chère Société, ma Mère, que, non seulement rien ne nous justifierait désormais de faire la guerre, mais que tout s’accorde pour nous la rendre odieuse et méprisable, pour nous en décourager, et mieux : pour nous en dégoûter. Je tiens de toi qu’elle est le crime le plus efficace que tu puisses commettre sur toi-même.

« Accepte que je t’aime assez, chère Société, ma Mère, pour n’être pas ton complice… Accepte que je tâche à te sauver, et, d’abord, à te sauver malgré lui. Trouverais-tu bien que, tenant de la nature une mère alcoolique ou, friande de stupéfiants, j’eusse ce sadisme de lui fournir l’alcool ou les poisons qui la doivent tuer, inévitablement, un jour ou l’autre ?

« Ne me dis pas, croyant être sage : « Comparaison n’est pas raison ». Cette fois-ci, comparaison est tout à fait raison… Ce qui est bon pour la santé d’un seul homme vaut, ici, pour la santé de tous les hommes.. La meilleure façon de tuer un dieu, ce fut toujours de ne pas le prier. La meilleure façon de désapprendre la guerre aux peuples, c’est encore que l’individu n’apprenne pas lui-même à la faire.

« Que, dévoué à ta conservation, chère Société, ma Mère, c’est-à-dire à la paix préparée par la paix seulement, l’individu commence par n’être pas un soldat. C’est une chance de moins qu’il aura d’être un guerrier… A toi, donc, tout mon travail, ma Mère, tout mon zèle, toute mon intelligence, tout ce qui peut faire prospérer en toi et la vie et l’esprit. Je ne me refuse qu’à ceci : te faire boire, vieille alcoolique ; t’empoisonner un peu plus, vieille stupéfiée… Bref, à parfaire ton assassinat, vieille ennemie de toi-même. »



Tels furent les arguments de bon sens, de bon sens seulement, dont j’essayais de nourrir le discours que je prononçai, à la Sorbonne, dans l’amphithéâtre Richelieu, le jour de septembre 1925, où le Congrès International de la Paix y discuta de l’objection de conscience. J’y étais le porte-parole de la Ligue pour la reconnaissance légale de l’Objection de conscience, laquelle m’avait commis à l’honneur de parler en son nom.

Le matin, la Commission du Désarmement avait adopté, par 15 voix contre 3 (sur 18 votants), un ordre du jour demandant la suppression des armées permanentes et du service militaire obligatoire. Cet ordre du jour, reconnaissant le droit de tout homme à refuser du tuer son semblable et, partant, d’apprendre le métier des armes, demandait que, en attendant qu’eût lieu une suppression souhaitée par tous les pacifistes et par le plus grand nombre des hommes civilisés, les réfractaires, qui prétextent les scrupules de leur conscience, fussent exonérés de toute peine et, même, de toutes poursuites.

Malgré une assez vive opposition, et quelques manœuvres bizarres, je parvins à faire devant le Congrès, le rapport auquel j’avais été commis.

Mon argumentation pouvait tenir toute dans ces phrases essentielles du discours : « A moins qu’il ne soit qu’un nouveau sophisme, le droit des peuples à disposer des peuples — droit dont toutes les nations font présentement, état — implique le droit à disposer de lui-même de l’individu. Certes, l’œuvre de la paix, c’est, par-dessus toute, l’œuvre des collectivités ; et je tiens, avec mes adversaires, que les économistes y peuvent réussir plus vite, sinon mieux, que les moralistes ? Mais l’œuvre des collectivités ne dispense pas l’individu d’accomplir, dans la mesure de son énergie, de son zèle et de sa responsabilité, son œuvre personnelle de paix. Les pacifistes individuels ont précédé, dans le pacifisme, la Société des Nations, qui est encore