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(Ville des Singes). Le candidat des démocrates, battu deux fois aux élections présidentielles par Mac Kinley, et une fois par Caft, n’avait rompu le silence après une vie mouvementée que pour se ridiculiser dans le procès Dayton. Pour Bryan, politicien roublard, à la mentalité étroite, l’affaire Scopes n’était qu’un moyen de réclame en vue des élections, l’occasion cherchée depuis longtemps, de prendre la défense des gens de la campagne contre ceux de la ville. Ce procès, sorte d’affaire Dreyfus de la science, dura du 11 au 21 juillet 1925 Le maniaque Bryan, affirmait sans sourciller que « les savants qui prétendent que nous descendons du singe sont des individus malhonnêtes ». Il n’y avait qu’à s’incliner. L’homme qui avait donné sa démission de secrétaire d’État lorsque Wilson protesta contre la guerre sous-marine, était l’auteur de deux ouvrages pauvres d’idées et de style, dans lesquels il avait déjà combattu la doctrine de l’évolution : « La menace du Darwinisme » (1917) et « La Bible et ses ennemis (1918) ». Enhardi par ses triomphes précédents, il déclarait avec emphase que : « Cette guerre n’engage pas seulement l’église orthodoxe, mais la Religion elle-même. C’est une guerre jusqu’au bout, ajoutait le nouveau Pierre l’Ermite. Toutes les églises sont engagées, parce qu’une fois l’autorité du verbe divin détruite, il n’y aura aucun besoin d’églises ou de prêtres. Tout le monde ira au cinéma au lieu d’aller au temple. » On se demande où serait le mal, si le cinéma aidait à dissiper toutes les superstitions. En vérité, étrange procès qui mit de nouveau aux prises le fanatisme et la pensée libre. Naturellement la presse réactionnaire du monde entier en profita pour prendre fait et cause pour Bryan et condamner une fois de plus l’évolutionnisme. Elle sauva encore une fois l’honneur des bourgeois qui ne peuvent, en aucune manière, descendre du singe.

Le Tennessee est un des endroits du monde, après la France, où il y a le plus d’illettrés (on peut savoir lire, et n’être qu’un illettré !) Si les gens du Tennessee pratiquent la culture, ce n’est point celle des idées. La Bible est le seul livre qu’aient jamais lu les montagnards de ce pays. Elle résume pour eux toute la civilisation ! Le jeune romancier américain Floyd Dell, l’auteur d’Un Phénomène, homme d’un rare courage et d’un mérite non moins rare, caractère indomptable, comme l’un de ses héros, Félix Fay, a affirmé, leur faisant trop d’honneur, que « les gens de Tennessee sont les restes fossilisés de périodes évanouies ». Pour « ces montagnards arriérés », l’évolution est une invention du diable, et ils croient qu’elle sert les desseins du capitalisme. Les jeunes filles, faites à l’image de Dieu, portaient des rubans brodés sur lesquels on lisait : « Vous ne ferez pas de nous des guenons ! » La petite ville de Dayton devint aussitôt célèbre : on y vit affluer les amateurs de sensations rares, les opérateurs de cinéma, les photographes et les reporters. Ce fut un champ de bataille où s’affrontèrent deux conceptions de la vie diamétralement opposées : la conception autoritaire et la conception libertaire. Singulier procès, qui montre à quel point la réaction a peur de la vérité et s’efforce, par tous les moyens, de l’étouffer. Les noms des douze jurés furent tirés au sort par un enfant de deux ans. Ces jurés, parmi lesquels figuraient six baptistes, un analphabète, un méthodiste et un maître d’école, n’assistèrent pas aux débats, le juge ayant demandé leur exclusion (ils déambulaient pendant ce temps à travers la ville). Ce juge, du nom de Raulston, un nom à retenir, qui était lui-même un des plus ardents adversaires du darwinisme (il avait eu soin de se munir d’une Bible et d’un dictionnaire avant de présider) déclara, après les prières traditionnelles, que les jurés avaient à dire si M. Scopes a, ou non, violé la loi du Tennessee qui défend d’enseigner les doctrines de l’évo-

lution, et non pas de juger cette loi elle-même. C’était étrangler les débats ! Ceux-ci furent, comme toujours, une parodie de la justice. Ils ne furent pas publics, afin d’empêcher les idées de pénétrer dans les consciences, le tribunal ayant exigé que les arguments de la défense fussent présentés par écrit. « La question ne sera pas posée », fut invoquée ici comme dans les tribunaux militaires. Le fanatisme alla si loin que les adeptes de l’Église méthodiste menacèrent d’expulser un docteur qui voulait exposer les théories évolutionnistes. On ne veut même pas entendre la défense. Elle est là pour la forme. C’est le moyen classique de toute bourgeoisie, catholique, protestante ou juive, de tous les États, quels qu’ils soient… Le Juge refusa d’entendre les savants cités comme témoins, car, disait Bryan, qui s’efforçait de légitimer la décision du tribunal « les savants étrangers ne peuvent pas venir empoisonner les enfants du Tennessee… ». Et l’illustre bimétalliste vitupéra pendant deux heures « contre les hérétiques de l’évolution qui discutent le miracle de la naissance du Christ et nient tout le surnaturel de la Bible ». Pour Bryan, les avocats de Scopes étaient des « assassins », et Nietzsche était responsable du « meurtre spirituel moderne ». On voit à quelles stupidités on aboutit quand on mêle la science à la politique et à la religion.

Le célèbre avocat Clarence Darrow et le féministe Malone avaient offert gratuitement leurs services à la défense (même en Amérique, pays des dollars, il y a des gens désintéressés). L’avocat, que Bryan avait représenté comme celui du Diable, réussit malgré tout à faire le procès du christianisme, auteur des guerres les plus meurtrières, et riposta en ces termes à Bryan : « Je crois que M. Bryan est bien prétentieux de dire que Dieu est fait à son image et qu’on n’a qu’à agrandir sa photo pour obtenir celle de Dieu. » La défense ajouta (audience du 14 juillet) « que la théorie selon laquelle le soleil, et non la terre, est le centre de l’Univers, va aussi à l’encontre de la Bible » et que d’ailleurs la théorie de Darwin concernant l’évolution est elle-même imprécise. Les débats se poursuivirent à l’extérieur, avec plus de liberté pour la défense. Voici l’un des arguments fournis par Bryan contre la « cruauté de l’évolutionnisme : Si l’animal descend du même royaume que l’homme, nous sommes des meurtriers lorsque nous tuons une mouche, et des cannibales lorsque nous mangeons la chair des mammifères ». À ce sujet, il n’avait peut-être pas tort. Mais les autres arguments n’offraient point la même sagesse. Le même Bryan voulait fonder une « Université » que fréquenteraient les étudiants qui refusent de connaître les théories de Darwin. On ne veut même pas savoir : on nie sans connaître le premier mot d’une théorie. Quand les savants apportèrent leur témoignage, Raulston fit sortir les membres du jury, ce qui était une singulière façon d’éclairer leur religion. Le journaliste Mencken, qui avait décrit les débats avec humour, fut hué par la foule, et ne dut qu’à son sang-froid de ne pas être déshabillé, et enduit de goudron, roulé dans un tas de plumes, puis promené dans ce costume à travers la ville. On se serait cru en plein moyen-âge. On alla jusqu’à révoquer de ses fonctions de professeur de mathématiques dans l’état de Kentucky la sœur de Scopes, coupable d’avoir refusé de déclarer à la direction de son Lycée qu’elle ne croyait pas à l’évolution. Le procès de Monkeyville donna lieu à de multiples incidents, comiques ou tragiques. On vit des écoliers, stylés pour la circonstance, venir témoigner contre leur professeur. L’un d’eux fit cette déposition, résumant, en se dandinant, l’enseignement de son maître : « La terre avait été brûlante, peu à peu elle se refroidit, alors la mer forma un petit animal à cellule unique, qui évolua et devint l’homme, M. Scopes nous a classés avec les chats, les chiens, les singes, les va-