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pendant la guerre. Elle favorise l’éclosion d’un certain héroïsme. Des gens, qui ne savent comment se rendre utiles, se révèlent soudain moralistes et hommes de devoir. — On rencontre, — ceci n’est pas un paradoxe — des anonymes sincères : il y a des gens qui croient vraiment accomplir une besogne salutaire en dénonçant leurs voisins. Ils font ce qu’ils peuvent, ce sont des mystiques de la dénonciation, extrêmement dangereux, souvent plus bêtes que méchants. — Surveillez vos propos : ils peuvent tomber dans les oreilles d’un anonyme qui vous écoute. — L’administration accueille à bras ouverts l’anonymat qui lui fournit l’occasion de se débarrasser d’un « fonctionnaire » gênant. Le pire c’est que ce dernier ne connaît jamais les termes exacts de l’accusation. Il ne peut se défendre. Il ne sait pas ce que contient son dossier ! — La vermine anonyme qui grouille dans les bas-fonds d’une certaine presse, composée de ratés et de laissés-pour-compte de tous les milieux (anarchistes et bourgeois bons à mettre dans le même sac, rien ne les différenciant qu’une étiquette) contribue à doter notre époque d’une beauté spéciale. Sous le voile de l’anonymat, les journalistes-policiers abritent leurs petites saletés, lâchetés et insanités. Leurs insinuations perfides sont autant de flèches empoisonnées qu’ils décochent des officines qui leur servent d’abri. Ils perpètrent sans danger (pas toujours) les pires forfaits. — Les hommes-de-lettres anonymes foisonnent, ils sont légion et sont la plaie de notre époque. Les belles-lettres sont devenues les laides-lettres. Ils ne signent pas leurs « ordures » et se croient tout permis. Ils versent le poison et se sauvent aussitôt. Ils vous tirent lâchement dans le dos. Ils ont de l’influence, naturellement, et des titres. Ce sont des êtres malfaisants, dépourvus d’héroïsme, mais non d’égoïsme, qui se servent de la calomnie pour « arriver ». Nuire est leur but de guerre. Ils trahissent leurs amis et ménagent leurs ennemis. Ce sont de tristes individus. — Le cambrioleur qui opère dans les grands quartiers, sous un nom qui inspire confiance, met des gants pour dépouiller ses victimes ; l’anonyme des salles de rédaction ne met point de gants, lui, pour tuer ses amis. Il opère, non à ses risques et périls, comme l’apache, mais sous le regard bienveillant de ses chefs, qui l’encouragent, se dispensant de faire eux-mêmes la besogne, et lui paient ses… échos (l’anonyme n’oublie jamais de passer à la caisse, plutôt deux fois qu’une, c’est un des traits de son caractère !), le récompensant de ses services par quelques pièces de cent sous. L’anonyme se vend (dans les prix doux, — il ne vaut pas cher. Quelquefois, il faut y mettre un prix raisonnable, par exemple s’il est académicien !). Untel a de l’avancement (bien mérité), et une sinécure. On y ajoute un ruban, incapable de faire autre chose que de « moucharder », l’anonyme trouve toujours à s’employer. Il s’embusque quelque part. Il ne meurt jamais de faim (il y a cependant des exceptions !) Empêcher certains individus de « calomnier », ce serait leur ôter le pain de la bouche. Ils font ce qu’ils peuvent pour vivre, et leur sort n’est pas enviable ! L’anonyme touche des pots-de-vin, est à la solde des gouvernants. Le pouvoir s’en sert pour les besognes les plus louches. L’autorité lui confie des « missions ». C’est un répugnant personnage, qui mange à tous les râteliers, se plie à toutes les circonstances, s’adapte à tous les milieux. Sa fonction essentielle est de ramper. Il donne au verbe « servir » sa véritable signification. — Il est des calomniateurs qui signent leurs articles. Ils les signent soit pour se faire de la réclame, comptant que leurs révélations « sensationnelles » feront du bruit, soit dans n’importe quel but, mais enfin, ils les signent. On sait que tel énergumène a mis son nom au bas d’une saleté.

On peut lui répondre. Sans doute ont-ils intérêt à se faire connaître, et c’est pourquoi il ne faut pas trop exagérer leur mérite. Ils espèrent ainsi qu’on les croira sur parole. Et ils n’en sont pas moins pour cela au-dessous de tout. Ils n’ont pas l’excuse de s’être dévoilés. C’est plutôt une circonstance aggravante. On sait néanmoins d’où viennent les coups. On ne s’étonne plus, le « monsieur » étant avantageusement connu. On a devant soi un être en chair et en os. Mais que dire de ceux qui insinuent, avec des apparences de vérité et une habile consommée, par la voie de la presse, ou par toute autre voie, leurs petites perfidies, sans dire : « C’est moi. Je revendique hautement la responsabilité de mes actes. Je signe, donc j’existe ». Mais ces gens-là n’ont jamais eu et n’auront jamais le courage de leurs lâchetés. Ils resteront malhonnêtes jusqu’au bout. On est tente de s’écrier : « Montrez-vous qu’on vous voie ! Êtes-vous petits ou grands ? bien bâtis, ou mal fichus ? Qu’on connaisse vos défauts, et aussi vos qualités (?). Qu’on sache où vous trouver. Soyez des hommes, pensez bassement, si cela vous plaît, mais au moins faites-vous connaître ! » — L’anonyme a beau se cacher sous différents pseudonymes, on le reconnaît toujours. Il change de couleur, mais sent toujours mauvais : l’odeur ne trompe pas. On le sent, on le voit venir. Un simple serrement de main est une révélation. Un regard suffit à vous renseigner. On voudrait ignorer l’anonyme : c’est impossible : il est omniprésent et s’attache a vos pas. Il est un et plusieurs, agit seul ou de concert ; c’est une masse, et c’est un individu. L’anonyme finit toujours par être découvert : on le découvre où il se terre, et tout le monde le montre au doigt. C’est le secret de polichinelle. On sait quel métier il fait et son nom court les rues. On sait à quoi s’en tenir sur son compte. On sait ce que valent ses « compliments » et ses « avances ». On s’éloigne de lui comme de la peste. On lui tourne le dos et on fait sur son nom la conspiration du silence (pour une fois, cette fameuse conspiration a un sens). Là est le châtiment de l’anonyme (que tout le monde connaît) qui n’a pas le courage de ses opinions (?), car croyez bien que ce n’est pas par modestie qu’il néglige de mettre son paraphe au bas de ses articles. C’est par haine de la beauté qu’il calomnie, une de ces haines instinctives comme en ont les médiocres qui seraient incapables de dire ce qu’elle est, mais la découvrent où elle est. — C’est donner beaucoup d’importance aux faits et gestes de l’anonyme (que tout le monde connaît) que de leur accorder la moindre attention. Ils ne présentent aucun intérêt. Si on refusait de le prendre au sérieux, son influence serait nulle et il en serait réduit à se tourner les pouces : mais la bêtise l’applaudit, et il trouve un écho chez les imbéciles (dont le nombre est infini !). L’anonymat acquiert des forces en courant, comme la renommée, soutenu par les encouragements de ses « pairs ». Il exerce sa coupable « industrie » avec l’assentiment de la majorité. Ses gestes sans intérêt offrent cependant un certain intérêt : ils sont un symptôme de décomposition sociale et nous ouvrent des « horizons ». — Les maux qui enlaidissent notre époque, parmi lesquels le culte de l’incompétence qui est à la fois national et international, la peur des responsabilités, le manque d’initiative qui caractérise administrateurs et administrés de toutes races ont leur source dans ce pouvoir anonyme des médiocres, pouvoir insaisissable, car si l’on trouve des juges et des bourreaux pour vous pendre, on ne trouve plus personne dès qu’il s’agit d’obtenir justice : chacun se dérobe au moment de rendre des comptes : les responsables lèguent à leur voisin une succession embarrassante, et s’en tirent à peu de frais. Les coupables sont impunis. Essayez de déchiffrer les « signatures » de tous ces