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serviteurs de l’État : elles sont illisibles. Et pour cause ! L’anonymat est un moyen de gouvernement. — Les anonymes ont construit les cathédrales. Ceux d’aujourd’hui ne sont pas de la même famille : ils détruisent pour… détruire. Ils n’édifient rien. Ils sèment ruines, deuils et massacres. Dans le mystère, ils perpètrent la fin de l’humanité. Les anonymes d’aujourd’hui ne créent pas de la vie ; ils sèment la mort. — Il entre une sorte de sadisme dans le fait de faire du mal anonymement. Quelle sensation plus ou moins rare éprouverait-on à nuire en se dévoilant (il est vrai qu’il existe des « consciences pourries » qui préfèrent se révéler, et, piétinant un ennemi vaincu, lui cracher au visage : « c’est moi qui t’ai conduit au bagne » ) ? On exulte à la pensée que nul ne vous soupçonne, et on est fier de son œuvre. On assiste dans un coin aux effets de la « dénonciation ». On contemple avec orgueil le « beau travail » dont on est l’auteur. On dort en paix, la conscience satisfaite (?). On a fait tout son devoir. Il importe de prolonger le supplice, et d’éviter toutes les « réparations ». On se gardera bien de publier les « réponses », « rectifications », etc… dans les feuilles où l’on a pu calomnier impunément, et, quand on s’y décide, c’est afin de répandre de nouveaux bruits « tendancieux », de propager de nouveaux mensonges, l’occasion étant offerte de tronquer les phrases, de falsifier les documents, de dénaturer les idées. On trouve toujours des prétextes quand on veut nuire à quelqu’un. La mauvaise foi a plus d’un tour dans sa besace. Il ne faut pas s’attendre à de la justice de la part de ces gens-là. Ils ne vivent que pour nuire. — L’anonyme saura toujours vous répondre : « Ce n’est pas moi, c’est lui ». Il n’avoue jamais. Il ment par patriotisme et n’en est pas à un faux près. — L’anonyme est souvent votre meilleur ami. — Dans un seul cas, l’anonymat est supportable : quand un « généreux anonyme » fait un don destiné à soulager une misère… et sa conscience, ce qui compense dans une certaine mesure la vanité des philanthropes dont les journaux publient les noms en première page. — Peu de gens font le bien en gardant l’anonymat : ils préfèrent livrer à la publicité leurs noms de bienfaiteurs ! Par contre, ceux qui font le mal négligent de se faire connaître. Ils ne se font connaître que dans certaines occasions : quand ils ne peuvent pas faire autrement. Tel individu sort de l’ombre, qu’on ne soupçonnait pas d’être policier-amateur, et son nom est dans toutes les gazettes ! — Je connais pas mal de petits jeunes gens dont les noms figurent au sommaire des revues d’avant-garde et qui font passer des échos dans les grands quotidiens contre leurs « camarades », jettent la suspicion sur tel ou tel projet littéraire, etc… C’est évidemment un procédé indélicat ! — L’anonymat, comme la laideur dont il est une des formes, revêt les mêmes déguisements, opère dans les mêmes milieux, et produit les mêmes effets. Le régime de l’anonymat est un régime odieux. Il est en honneur dans les autocraties qui assassinent par « raison d’État » ceux qui les gênent, et dans les démocraties qui ne veulent pas qu’un homme signe une œuvre, jalouses du nom qu’il porte, et qui aiment l’impuissance. Les démocraties ont hérité de l’anonymat des monarchies, elles continuent leurs erreurs qu’elles prétendent avoir abolies, et elles se montrent pareillement hostiles à la justice. — Les anonymes pratiquent cette solidarité qui fait leur force et ils ne se querellent que pour la forme. Ils se soutiennent ; ils ont les armes qu’il faut pour attaquer. Pourquoi se gêneraient-ils ? L’anonyme est au-dessus (et au-dessous) de tout, et se permet toutes les audaces. Il sait qu’il est soutenu (et on sait ce dont sont capables certains individus quand ils se sentent soutenus !). Cette race anonyme de monomanes de la délation, de fonctionnaires du chan-

tage et du mouchardage, de professionnels de l’assassinat moral (et physique) est une race reptilienne. Mais comment la supprimer ? Il faudrait supprimer la société elle-même, qui les couve dans son sein. — De faux jugements sur toutes choses, des phrases toutes faites circulent parmi les masses, des lieux communs stupides s’implantent dans les méninges affaiblies, entretenant l’ « esprit de réaction » dans toute son horreur. L’absence de critique triomphe insolemment. On vit au sein de préjugés transmis de générations en générations, qui constituent ce que nous appelons progrès, civilisation, morale. Il y a tout ce qu’il faut dans ce monde pourri pour façonner une âme de « bon citoyen » et une conscience « droite » prête à tout supporter. Ce serait faire preuve d’une mauvaise foi évidente que de ne pas se soumettre corps et âme à une société qui procure à ses membres des avantages vraiment appréciables. Des maîtres sans nom (leur nom n’est qu’une marque de fabrique) composent les recettes sans lesquelles on ne peut pas vivre « honnêtement ». De combien de manuels édifiants, d’éditions expurgées, de traités de morale et de pédagogie ne sommes-nous pas redevables à des jésuites bien intentionnés qui tiennent à garder l’anonymat, par humilité ! — Quand un homme politique a compromis son pays par des maladresses, il disparaît de la scène et rentre dans l’oubli. Personne ne lui demande de comptes. Le peuple n’a pas le temps — ni le courage — de fourrer le nez dans ses « affaires ». — Nous sommes esclaves des anonymes dans tous les domaines. Nous les rencontrons dans tous les milieux. Une partie de la vie se passe à se défendre contre leurs machinations. Anonymes manuels et intellectuels, toutes les classes sont confondues dès qu’il s’agit de nuire. Le penseur-libre trouve sur son chemin les plus redoutables de tous peut-être, — les anonymes de la littérature, de l’art et même de la philosophie. Il semble que leur petitesse d’esprit soit en raison de leur universalité, car ces anonymes-là sont des gens très connus, et estimés dans le monde entier. — Jamais les anonymes n’ont été plus utiles aux fabricants d’opinion qu’aux époques de veulerie. Tout leur appartient : ils sont les « maîtres de l’heure ». Ils usent et abusent d’une situation que le mensonge a créée. Ce sont des profiteurs. Nous voyons en ce moment les anonymes de la mort, redoublant d’ardeur dans leur besogne, tenter de salir quiconque pense, déverser leurs ordures par pelletées sur la tête des passants, poursuivre de leurs rires narquois l’indépendance et donner au bon sens les pires entorses. Ces anonymes pourris dont chaque milieu fournit son contingent nous prouvent à quel point est nuisible le faux individualisme, celui des êtres inférieurs qui n’ont qu’un idéal : nuire, et qui font le mal pour le mal, et… pour vivre (comme si leur existence avait un sens). Ce sont des ratés prêts aux plus sales besognes, pour se donner l’importance qu’ils n’ont pas. Et ce sont de précieux « indicateurs » pour ceux dont la fonction est de juger et de condamner… sans preuves, les esprits libres. — Remède contre l’anonymat. — Il n’y en a point. On arrive, au moyen de certains insecticides, à se débarrasser d’hôtes encombrants. Pour l’anonymat, il n’y a rien à faire. Le remède contre l’anonymat, ce serait de s’isoler, de se retirer dans sa tanière et de n’en plus sortir. Est-ce possible ? Quiconque vit est en butte aux coups sournois de l’anonyme. Être bon, humain et juste, c’est s’exposer à ses coups. Plus l’individu possède de nobles sentiments, plus on cherche à l’atteindre (les anonymes ne se mangeant pas entre eux, — il y a cependant des exceptions à cette règle, on les a vus souvent se dévorer). Et comme il répugne à l’être supérieur de s’abaisser au niveau de ses adversaires en discutant avec eux (on