Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/344

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
ILL
952

« Si tous les nécessiteux au lieu d’attendre, prenaient où il y a et par n’importe quel moyen, les satisfaits comprendraient peut-être plus vite qu’il y a danger à vouloir consacrer l’état social actuel où l’inquiétude est permanente et la vie menacée à chaque instant… »

Aux repus et aux privilégiés du régime, aux ouvriers que la chance — si l’on peut dire — favorise d’un travail régulier, à tous ceux à qui le hasard du sort ou les circonstances rendent faciles, ou possibles, l’existence paisible — sinon heureuse — dans la légalité, il opposait — illégalité involontaire — l’argument de la vitalité éclairée qui regimbe et qui, « lorsque règne l’abondance, que les boucheries sont bondées de viande, les boulangeries de pain, que les vêtements sont entassés dans les magasins, qu’il y a des logements inoccupés », dresse le droit naturel en face des défenses monstrueuses qui briment la vie, invoque la légitimité du recours suprême et passager aux détournements illégaux…

Mais d’autres vont plus loin. Pour eux, l’illégalisme est aussi l’argument de l’individualité lésée qui, en face d’un contrat social qui met à la charge des uns le plus lourd de la production et ne leur consent que le plus minime de la répartition, se refuse à contresigner plus longtemps un marché draconien. Déniant au système en vigueur (qui, sans débat préalable et sans libre acceptation, le rive à un labeur sans contre-partie équitable), le caractère de consentement mutuel qui en justifierait l’observance, ils réclament — et là commence le sophisme — au nom de l’expansion totale de leur être, sinon le droit de dérober, du moins l’excuse de puiser — par pratique constante — à même les biens entreposés. Si elle comporte déjà cette critique de l’état social, cette dénonciation de son iniquité fondamentale, cet appel aux droits égaux de tous les humains à jouir, sans contrainte, des possibilités de la vie, par quoi l’anarchisme s’affirme, cette argumentation ne vise cependant à élever le vol à la hauteur d’un principe ou d’une propagande et aux vertus positives d’une rénovation que dans le domaine individuel. Il demeure un moyen — amené au niveau évidemment contestable du métier — tendant à assurer le sort agrandi de son commettant. Il ne prétend qu’à une résolvation limitée, étroitement particulière, de la « question sociale ». Et nous verrons tout à l’heure qu’il renferme en fait une manière d’accommodement, un acquiescement de convenance aux formes égoïstes de l’appropriation capitaliste et que seuls l’en séparent le danger et l’absence de consécration sur le plan de la légalité…

D’autres, enfin, font du vol une arme de la sociologie. Ils le situent, en fait comme en revendication, parmi les moyens de transformation collective et tendent à le placer, comme mode d’affranchissement, sous l’égide d’une idée et le patronage d’une école. Ils revendiquent le passage, au nom d’une philosophie, à une attitude d’illégalisme permanent, et en quelque sorte révolutionnaire, qui s’étend, plus loin que le manque, à tous les desiderata de l’élément humain au détriment duquel fut rompue l’harmonie sociale. C’est la thèse de ceux qui demandent à leurs convictions idéologiques, non seulement en face d’une infériorité économique imposée et dont ils sont les victimes personnelles, mais en recherche de stabilité, en réaction réformatrice contre un déséquilibre général et organique, la justification de leur entrée dans les magasins prohibés de la richesse.

Et l’acte illégal ainsi nous préoccupe, non plus uniquement du point de vue de son réflexe d’instinctive conservation, ni de par ce sentiment d’élémentaire solidarité humaine, générateur d’indulgence et de compréhension envers tout ce qui tend à sauvegarder de la mort une unité menacée (sentiment qui peut nous être commun avec maints idéalistes religieux ou sociaux), mais il met, en propre, les anarchistes en présence d’une double interprétation doctrinaire, aux fins individuelles et sociales, et d’un problème tactique dont ils

ne peuvent — tant pour son esprit que pour ses aboutissants, tant pour sa théorie que pour le concret des actes qu’il pose — éluder l’examen…



Un individu, plutôt que d’être un salarié, privé souvent du nécessaire d’abord et des éléments équitables de la joie ensuite, plutôt que de se prêter à une besogne parfois repoussante, ou crispé d’une révolte impossible à contenir, plutôt que de toucher une infime partie du produit de sa tâche, cesse tout effort. Il donnait et récupérait à peine. A présent il refuse sa collaboration, mais néanmoins s’approprie les fruits du labeur continué d’autrui. A part une question d’échelle et de mesure et le risque de l’énergie dépensée (une énergie non moins que productive), et l’excuse d’avoir été longtemps la victime, en quoi son procédé diffère-t-il de celui du patron (ou mieux du détenteur de coupons, de l’actionnaire) qui, pour assurer leur « petite vie » jouisseuse, puisent en leur coffre-fort l’argent qu’y poussent les ouvriers ? L’un draine à l’abri de la loi et la considération l’enveloppe. L’autre s’empare, en marge des textes, et la vindicte le poursuit… Nous ne pouvons nous rendre à cette argumentation simpliste — et d’ailleurs évidemment inexacte — qui nous présenterait comme spécifiquement nôtre tout ce que les codes réprouvent. La contre-partie des institutions légalistes ne constitue pas mécaniquement l’édifice de notre idéologie. N’est pas anarchiste tout ce que dénonce et traque la société bourgeoise. Et les difficultés, et les brutalités répressives, et les souffrances démesurées, quoique unilatérales — si elles nous rapprochent d’un homme — ne modifient pas la valeur intrinsèque d’une opération. Pour nous, qui observons les situations en dehors des considérants ordinaires et des prohibitions officielles, en quoi l’acte qui dépossède le producteur au profit d’un privilégié et au détriment de la collectivité est-il changé parce que le second larron a dupé — en soutirant, aux fins d’utilisation personnelle, l’équivalent monétaire du produit — le premier ravisseur ? Y a-t-il là autre chose qu’une substitution nominale qui laisse intacte la nature de la frustration ?…

Le vol illégal — tout comme le vol-métier que régularise la loi et qu’encense l’opinion et qui jouit, dans la morale courante, d’un droit de cité de vertu et d’honnêteté — est en désaccord avec les dénonciations et les fins de l’anarchisme. Il blesse aussi en nous le sentiment de la justice. Nous le rencontrons sous notre critique et il encourt notre réprobation à l’examen des inégalités, des incompatibilités économiques. Il manque à l’illégaliste anarchiste — tout comme au patron, au commerçant anarchistes, entre autres — cette clarté, cette logique et cette propreté individuelles en lesquelles nous situons l’honnêteté (très éloignée de celle que prônent les manuels d’une éthique asservie) indispensable à la droiture des rapports humains, état presque introuvable aujourd’hui. Et l’illégalisme s’oppose, en matière de recherche sociale, à cette aspiration fondamentale de l’anarchisme qui veut que les biens issus de la productivité générale cessent d’être l’apanage de quelques-uns et, à plus forte raison, des non-producteurs…

La jouissance sans production (il n’est nullement question, je le répète, de contester le droit — imprescriptible — de toute unité humaine à ne pas périr, et nous ne visons pas ici le vol vital) est un pis-aller accidentel, un expédient momentané ; chronique, elle n’est qu’une variante, audacieuse sans doute, mais conservatrice, de la consommation sans apport. Elle n’introduit avec elle aucun élément dissociateur, aucun ferment révolutionnaire. Elle tend plutôt à renforcer la pressuration générale des créateurs besogneux de la richesse puisque ses tenants attaqués, dépouillés des biens détenus, n’ont rien de plus pressé que d’en poursuivre — avec une frénésie accrue — la récupération…