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Le mérite est minime et les peines morales moindres en définitive pour celui qui peut animer son énergie productrice dans le sens de ses idées. Mais peu nombreux sont les hommes qui peuvent éviter de laisser quelque lambeau d’eux-mêmes sous les fourches caudines du gagne-pain. Que les intermédiaires qui font profession d’échange et de négoce, que les artisans qui œuvrent, en de multiples branches, à des productions nocives ou même superflues, que ceux qui, de quelque manière et à quelque degré, élaborent de l’a-social ou de l’anti-social soient aussi, à des titres divers, des agents et complices de l’exploitation, nous le savons et, étant anarchistes, ils ne l’ignorent point eux-mêmes. Mais, s’il serait arbitraire le faire entrer dans l’anarchisme le commerce et le salariat, il ne l’est pas moins d’y incorporer le « débrouillage » du réfractaire économique plus ou moins conscient. Il y a la, de part et d’autre, pour chacun, toute une série de moyens particuliers propres à sauvegarder son existence d’abord, quelques libertés et quelques possibilités d’action ensuite dans une société qui tient en réserve, pour tous les humains, des chaînes à la meule de son esclavagisme. Mais, quand nous défendons ainsi le champ actuel de notre être, il n’y a qu’en incidence et accessoirement manifestation d’anarchisme et plus dans les détails et les modalités que dans le fond. Notre opposition réside non dans la nature de notre activité, mais dans les mobiles et l’arrière-pensée, aussi dans les abords et le sens de notre mouvement et ses fins attendues. Mais nous ne nous insurgeons pas en cela, de par le métier adopté, contre l’état social : nous le subissons. Et c’est à nous de veiller, au contraire, à ce que les contraintes subies et les sacrifices, faits à la force et au milieu sous les injonctions de nos besoins ou la sollicitation de nos perspectives ultérieures ou simultanées d’action, ne diminuent pas le potentiel de notre anarchisme. Et c’est surtout lorsque nous lui aurons rendu par ailleurs, et dans les mille formes que nous aurons choisies, en manifestations multipliées de vie anarchiste (en nous et autour de nous, dans nos rapports avec les nôtres et, plus loin, en réaction et en propulsion, jusque dans les mœurs, en interventions éducatives et sociales et en efforts de propagande), l’équivalent de notre abdication circonstanciée que nous aurons conscience d’avoir — dans le domaine des relativités — reconquis l’équilibre que nous ont fait perdre nos adaptations et nos inflexions dépendantes…



Que l’anarchiste qui demande le soutien de son existence aux artifices et aux recours illégaux demeure, en principe, autant notre camarade que ceux des nôtres qui, à leur corps défendant, assoient leur vie matérielle sur une carrière ou un métier essentiellement parasitaire, sans doute. Notre jugement, en pareil cas, à l’égard des uns et des autres, dépend de nombreux cas d’espèces et les événements, et l’atmosphère et le cadre de leurs actes dictent notre attitude à l’égard des individus. Mais nous présenter les pratiquants de l’illégalisme comme d’une qualité anarchiste supérieure à celle de tout autre adapté social, c’est rompre la balance des situations. Car — j’y reviens à dessein — la « reprise », tout comme le patronat ou le commerce, le propriétarisme de rendement, est une adaptation, et son milieu hors code et ses dangers, et la répression dont elle est l’objet (toutes formes extérieures à elle et étrangères à sa nature) ne changent rien à ce caractère. L’illégaliste est un adapté en ce qu’il bénéficie des richesses sociales créées par le capitalisme et que seuls d’avec les appropriateurs légaux, le différencient des modes de ravissement et d’accaparement. Il jouit, lui aussi, des biens iniquement répartis ou accumulés, et frustre — quoique par préhension secondaire — les autres hommes de l’avoir social. Il ne vise pas au redressement des répartitions disproportionnées d’un système et au rétablis-

sement de l’harmonie. Il ne concourt (toujours en tant qu’illégaliste « terre-à-terre », bien entendu) ni à la réduction du désordre ni à l’instauration d’un ordre nouveau. Il se tire d’affaire, il assure sa subsistance, son aisance s’il le peut, il fait sa place : il s’adapte. Avec lui, tout comme avec le négociant ou l’employeur, le propriétaire loueur, le salarié même, etc. (j’étudie ici en elles-mêmes les situations et non dans l’emploi que peuvent faire les uns et les autres des richesses indûment acquises), les bases du régime demeurent incontestées et inébranlées.

En la quotidienneté illégaliste de sa vie, sa révolte non plus ne paraît guère. Sous le couvert se préparent ses approches tactiques et l’ombre, le coup fait, est le plus sûr garant d’une impunité qu’il ne peut dédaigner. Il ne mettra pas son geste, ni, à cette occasion, ses principes à l’étal. Il n’en revendiquera point quelque légitimité. Il a tout intérêt à ne pas attirer l’attention, à s’évanouir, et il ne fera pas le commentaire public de ses actes. Réflexe de tempérament ou riposte d’idéologie, adoption de nécessité ou de protestation, engouement irréfléchi ou préférence délibérée, sa « carrière » demeurera cachée, inavouée. Ses « réactions spécifiques » contre le milieu et l’artifice social ne dépasseront pas le cadre fermé de ses agissements spéciaux et clandestins. Ni le dépouillé, ni l’entourage, ni quelque portion du corps social, pas même un cercle un peu étendu de sympathiques n’auront l’éclaircissement qui tait la propagande. Et il se confondra, dans le même clan tapi et inquiet, avec les illégaux sans idéal. Son illégalisme, au mieux, pour durer, sera neutre et discret. L’illégaliste ne sera anarchiste que sorti du réseau enlaçant de son illégalisme, et le silence appesanti sur celui-ci. Plus d’une fois même la prudence (dont dépend la liberté du lendemain) d’un métier qui ne cesse d’être compromettant par-delà les « heures de travail » le fera s’écarter de la propagande ouverte. Redoutant le coup de filet et la reconnaissance, il aura tendance à éviter les groupes, la part d’imprévu que comportent certaines diffusions, voire l’identification anarchiste. Et l’indépendance pour l’action, la vie selon et pour ses convictions sera, comme pour tant d’autres, un mirage. Partout le risque l’accompagne et, comme tant d’insoumis, de déserteurs — autres réfractaires, et de philosophie parfois plus avérée cependant, et de plus sûre base anarchiste — ils seront perdus pour l’idée. Toutes ces voies (nous tâchons de garder des superficielles préconisations et des choix précipités : nous ne condamnons point et chacun reste juge de ses options), toutes ces voies sont en réalité presque toujours des impasses sociales et des suicides individuels. Les meilleurs, trop souvent, s’ils n’y périssent, s’y dessèchent sans rayonnement. La loi de conservation y paralyse les résolutions, vient à bout des principes. Et l’homme se referme afin que l’être se prolonge. Ainsi l’ambiance hostile nous réserve de paradoxales destinées et nombre qui, au départ, en louvoyant, voulaient vivre, se sont éteints dans ses bras.

Rares sont ceux qui pratiquent la « reprise », surtout d’une manière suivie, par conception et protestation anarchistes. Tout ce qu’ils prélèvent en ce cas fait retour à la propagande ou à la collectivité. Et l’illégalisme n’est plus un expédient personnel et étroitement intéressé, mais une arme et un moyen de lutte, c’est un aliment de l’idée et un aspect du terrorisme. La « période héroïque » nous a fourni quelques types de cet aspect exceptionnel de militantisme…

A part ces cas de mainmise extra-individuelle, la « reprise » qu’exerce l’illégaliste demeure — avec des méthodes différentes de celles de l’adapté légal — une exploitation indirecte du producteur et consolide l’inégalité sociale. Et le fait qu’il opère en dehors et sous la menace des lois ne doit pas nous abuser sur le caractère de ses actes. Plus souvent qu’il ne les nourrit ou les impulse, l’argument philosophique en est l’adjuvant