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a été librement consentie. Celle qui s’impose par la violence, sans instruire, sans avoir fait appel à la discussion, à la critique, au choix, est la discipline de l’abrutissement. C’est la discipline sociale dans ses différentes formes : scolaire, militaire, religieuse, etc… Contre l’abrutissement, l’indiscipline de l’intelligence, l’insoumission de la volonté, sont les plus sacrés des devoirs.

Et ce n’est pas l’adhésion inconsciente des « majorités compactes », la passivité du « peuple souverain », qui peuvent légitimer devant la libre discipline de l’intelligence cet état d’abrutissement. Au contraire, là plus qu’en n’importe quelle circonstance : « la majorité a toujours tort » (Ibsen).

Il est heureusement, au-dessus des disciplines autoritaires et mortifères de la société à l’envers, des caractères, des sentiments et des forces indisciplinables. Ce sont celles qui entretiennent la vie dans les espaces aérés et lumineux de l’esprit, hors des catacombes où la discipline sociale enfouit les hommes. Ce sont elles qui portent le flambeau, qui suscitent la critique et la révolte, qui luttent pour la liberté, qui obligent les vieilles bourriques scolastiques à marcher malgré elles, qui arrachent leurs bandelettes aux momies de la tradition, de la forme et de la règle, qui démasquent l’imposture malfaisante et grimaçante, qui montrent l’odieux et le grotesque de cette chienlit carnavalesque attachée par le sang et par l’imbécillité au respect des saints principes de la discipline officielle. Prométhée est éternellement en état d’indiscipline contre les dieux, et ceux-ci mêmes en bénéficient. Ils seraient depuis longtemps ensevelis sous leurs propres cendres si le phénix de l’indiscipline ne s’envolait toujours plus vivant du bûcher où ils ne cessent de le brûler ; si la vie ne criait, toujours plus ardente, aux hommes indisciplinés : « En avant, par delà les tombeaux ! » (Gœthe). — Edouard Rothen.


INDIVIDU, INDIVIDUALISME n. m. Qu’est-ce qu’un individu ? « Un être constitué par un ensemble de parties telles que celles-là et non pas d’autres peuvent le constituer ; que réunies et non séparées, elles font son unité, distincte d’une manière plus ou moins permanente d’autres unités individuelles. » (J. Thomas). Rattaché à son étymologie latine (individuus, indivisible) l’individu serait ce qui ne peut être vu que dans son ensemble et qui cesse d’être quand ses parties sont séparées. Il est ainsi, biologiquement, le « spécimen vivant d’une espèce qui ne peut être divisé sans cesser de vivre. » (Larousse). Il est en même temps « un être formant une unité distincte dans un genre. » La personne (agrégat de particularités qui embrasse jusqu’aux attributs moraux) est d’abord un individu, mais « un individu d’une telle complexité d’organisation qu’on ne la peut modifier sans la détruire ; et surtout c’est un individu qui tout attaché qu’il soit par certains côtés au milieu dans lequel il vit et pense », s’en rend néanmoins assez indépendant pour que ses caractères séparatifs puissent devenir sa marque distinctive… Enfin les partisans de la liberté (opposée ici, au moins relativement, au déterminisme) considèrent l’individuation, comme « la constitution volontaire de l’être lui-même en face de l’ordre universel. » Cette constitution permet l’opposition critique du moi en laquelle « le moi se représente à lui-même comme le non-moi d’un moi idéal. » Ce moi idéal dont, dans une certaine mesure à son gré, il s’approche ou s’éloigne, donne ainsi son orientation à un « progrès moral » issu d’initiatives individuelles. C’est la thèse idéaliste de la perfectibilité transposable dans le social où elle reconnaît aux réactions de l’individu sur le milieu une portée évolutive plus ou moins décisive…

Nous n’étudierons ici ni l’individualité transitoire du minerai, ni l’individualité purement vitale du végétal,

ni même l’individualité déjà consciente de l’animal. Nous nous en tiendrons aux individualités supérieures. Nous ne rechercherons pas ici davantage la substance philosophique de l’individu, ni n’interrogerons en ses prémices lointaines l’individualité personnelle. Nous n’agiterons pas la question de l’innéité (qui sera abordée plus loin) ou de l’acquisition de la sociabilité (voir ce mot), ni ne ferons la balance, dans la raison pure, des antinomies (relatives d’ailleurs et souvent plus apparentes qu’exclusives) entre l’individu et la société. Il ne s’agit ici ni d’un moi abstrait, ou mystique ou transcendental, d’un individu interprété en dehors des contingences. Nous nous en tiendrons plus aux réalités positives qu’aux fondements spéculatifs et considérerons surtout, l’individu, la cellule individuelle, dans son milieu organique naturel, c’est-à-dire l’individu vivant, avec toute l’espèce humaine, au sein de la société…



De l’individu vivant, les sciences ont établi le caractère organique. « Les variations de l’espèce ne sont plus pour le biologiste que des résultantes, des sommes de variations qui se sont produites dans chaque individu séparément. L’espèce sera ce que seront les individus, subissant chacun les influences sans nombre des milieux dans lesquels ils vivent, et auxquels ils répondent chacun à leur façon. Et quand le physiologue parle de la vie d’une plante ou d’un animal, il y voit plutôt une agglomération, une colonie de millions d’individus séparés, qu’une personnalité une et indivisible. Il vous parle d’une fédération d’organes digestifs, sensuels, nerveux, etc., tous très intimement liés entre eux, tous-subissant le contre-coup du bien-être ou du malaise de chacun, mais vivant chacun de sa vie propre. Chaque organe, chaque portion d’organe, à son tour, est composé de cellules indépendantes qui s’associent pour lutter contre les conditions défavorables à leur existence. L’individu est tout un monde de fédérations, il est tout un cosmos à lui seul !… Et dans ce monde, le physiologue voit les cellules autonomes du sang, des tissus, des centres nerveux. Il reconnaît les milliards de corpuscules blancs — les phagocytes — qui se portent aux endroits du corps infectés par des microbes, pour y livrer bataille aux envahisseurs. Plus que cela : dans chaque cellule microscopique, il découvre aujourd’hui un monde d’éléments autonomes dont chacun vit de sa vie propre, recherche pour lui-même le bien-être et l’atteint par le groupement, l’association avec d’autres que lui. Bref, chaque individu est un cosmos d’organes, chaque organe un cosmos de cellules, chaque cellule un cosmos d’infiniment petits. Et, dans ce monde complexe, le bien-être de l’ensemble dépend entièrement de la somme de bien-être dont jouit chacune des moindres parcelles microscopiques de la matière organisée…

« De même le psychologue voit de nos jours dans l’homme une multitude de facultés séparées, de tendances autonomes, égales entre elles, fonctionnant chacune indépendamment, s’équilibrant, se contredisant continuellement. Pris dans son ensemble, l’homme n’est plus pour lui qu’une résultante, toujours variable, de toutes ces facultés diverses, de toutes ces tendances autonomes des cellules du cerveau et des centres nerveux. Toutes sont reliées entre elles au point de réagir chacune sur toutes les autres, mais elles vivent de leur vie propre, sans être subordonnées à un organe central : l’âme… Si autrefois, la science s’attachait à étudier les grands résultats et les grandes sommes (les intégrales, dirait le mathématicien), aujourd’hui elle s’attache surtout à étudier les infiniment petits, les individus dont se composent ces sommes et dont elle a fini par reconnaître l’indépendance et l’individualité, en même temps que leur agrégation intime.

« Quant à l’harmonie que l’esprit humain découvre