Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/551

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
JUS
1159

révolte qu’il est poussé. Et lorsque la révolte le conduit à la suppression d’un autre, c’est encore, par une voie indirecte mais certaine, au suicide qu’il aboutit. Il n’y a entre les deux suicides qu’une différence : dans le premier, celui qui veut en finir avec la vie devenue pour lui trop lourde à supporter, part tout seul ; dans le second, il entraîne avec lui dans la mort celui ou ceux qui personnifient l’Iniquité, dont les coups répétés l’accablent.

Si je tiens compte des mobiles qui déterminent le justicier et du but qu’il assigne à son action, je distingue trois variétés de justiciers. Pour les différencier, je les appellerai : l’égoïste, le solidaire et l’altruiste.

Il se peut que dans chacun de ces justiciers, on rencontre quelques traits rappelant les deux autres : aussi, ai-je soin de dire qu’il s’agit ici d’une classification dont l’objet est uniquement de faciliter l’observation.

J’appelle « l’égoïste », le justicier qui ne songe à le devenir que lorsqu’il y est personnellement intéressé, qui ne considère que son cas particulier, que l’injustice n’émeut et n’indigne que lorsqu’il en est lui-même la victime et en souffre dans sa personne ou dans ses intérêts.

Exemple : un patron jette sur le pavé, sans motif ou pour une raison futile, un de ses ouvriers ou employés. Celui-ci en conçoit un violent ressentiment. Ainsi congédié, l’ouvrier ou employé en question reste longtemps sans travail. La gêne pénètre dans sa famille ; le chômage persiste et la misère s’installe à son foyer. Il décide de supprimer le patron qui l’a mis à la porte et qu’il rend responsable de sa détresse. Ce patron n’en était pourtant pas à son coup d’essai. Il avait déjà renvoyé, dans les mêmes conditions, plus d’un de ses salariés. Cela s’était passé sous les yeux de notre homme et celui-ci ne s’en était pas autrement ému. Indifférent à la mesure qu’il avait trouvée toute naturelle (le patron est maître chez lui et libre d’embaucher ou de débaucher comme il l’entend) lorsqu’elle frappait ses camarades de travail, il ne l’avait trouvée odieuse, indigne et révoltante que du jour où cette mesure l’avait atteint lui-même et privé de ses moyens d’existence. Voilà celui que je désigne par le mot : « l’égoïste ».

Tout autre est le justicier que j’appelle « le solidaire ». Et, pour mieux me faire comprendre, je puise mon exemple dans un ordre de faits similaires. Las de recevoir, en échange d’un travail pénible et dangereux, un salaire insuffisant et notoirement inférieur à la production exigée, des ouvriers mineurs ont vu rejeter, sans examen et avec arrogance, la demande d’augmentation de salaires qu’ils soumettaient au directeur de la mine. Ces ouvriers se mettent en grève. Le directeur, cœur sec et tempérament despotique, persiste à refuser tout entretien avec les délégués que la masse des grévistes a désignés. Les jours s’écoulent, les semaines se succèdent et la situation, se prolongeant, apparaît sans issue. Le mécontentement grandit, l’irritation s’enfle, la colère gronde, l’indignation éclate. Brusquement, un gréviste se lève et tue le directeur insolent et sans entrailles que les travailleurs, graduellement réduits à la faim, accusent d’être l’auteur responsable de leur dénuement. Ce mineur n’a pris conseil de personne ; il n’a confié sa résolution à aucun de ses camarades ; mais il a eu sous les yeux le désespérant spectacle de travailleurs comme lui, condamnés à mourir de privations, par la cruauté d’un directeur qui n’hésite pas à jeter dans l’enfer du dénuement toute une population, afin de conserver aux actionnaires, dont il gère les intérêts, des dividendes élevés. Il a vu s’anémier sa compagne, s’étioler ses enfants, dépérir ses vieux ; il a constaté que les vieux, les enfants et la compagne de tous ses camarades de travail roulaient vers le même abîme de

mort, et face à cette intolérable souffrance de tous, il s’est résolu à frapper l’homme insensible et cruel qui continuait à vivre dans l’aisance, alors que, par ambition et cupidité, il vouait à l’inanition la masse ouvrière dont, depuis plusieurs générations, le labeur opiniâtre et mal rétribué avait édifié la fortune des actionnaires oisifs. Il a abattu cet homme, faisant, ainsi, justice, par une exécution sommaire, de l’assassinat collectif, froidement perpétré par un maître sans cœur et sans conscience. Tel est le justicier que j’appelle « le solidaire ».

Et, maintenant, supposons un homme placé par les hasards de la naissance parmi les privilégiés de la fortune et les heureux de ce monde. Tout petit, il a été entouré de toutes les vigilantes sollicitudes et de toutes les tendresses ; enfant, il a reçu l’éducation la plus soignée ; adolescent, il a pu se désaltérer aux sources les plus abondantes et les plus pures de l’instruction ; adulte, il a connu les enivrantes douceurs de l’amour partagé ; homme, rien ne lui a manqué, rien ne lui manque de ce qui peut contribuer à la somme de félicités que comporte la vie. Il est vigoureux, sain, intelligent et beau. Mais il est aussi doué d’une sensibilité délicate et aiguë ; la nature l’a fait affectueux et bon ; il a consacré les loisirs que lui a prodigués la richesse à l’étude impartiale et objective des problèmes sociaux. Les contrastes dont le corps social abonde l’ont frappé ; il a été empoigné par l’antagonisme des intérêts qui suscitent et multiplient les rivalités et les conflits d’individu à individu, de nation à nation et, au-dessus des frontières, de classe à classe. Il a voulu voir de près ce que lui révélait l’observation, ce que lui enseignaient certaines lectures, ce que lui faisaient connaître et comprendre certaines discussions avec les subversifs que les circonstances avaient placés sur sa route. Il s’est décidé, ne voulant s’en rapporter qu’à lui-même, à visiter les quartiers où sévit la misère, les taudis, où règne le dénuement. Il a pleuré avec ceux qui pleurent, il a souffert avec ceux qui souffrent, il a eu froid et faim avec ceux qui ont froid et faim. Il en est arrivé à se considérer, lui riche, comme un voleur ; il a compris que la fortune des privilégiés est faite de l’indigence des déshérités. Peu à peu, son cœur a été chaviré, son cerveau bouleversé et sa conscience épouvantée et indignée par les douleurs imméritées et les iniquités monstrueuses qui sont le lot des miséreux. De cause en cause, il est allé jusqu’à la source des malédictions qui pèsent sur la multitude des souffrants et, faisant stoïquement le sacrifice de sa vie, il s’est juré de ne pas laisser le crime impuni. C’est ce crime — le crime social — qu’il a châtié dans la personne du plus haut responsable, de celui qui, chef d’État ou roi de la finance, lui a paru le plus coupable, en tous cas le personnage le plus représentatif du régime dont il a fini par avoir horreur.

Ce justicier-là, c’est celui que j’appelle « l’altruiste ».

Un jour viendra — je ne sais pas quand, mais j’ai l’inébranlable conviction que, tôt ou tard, ce jour-là se lèvera — où, synthétisant ces trois variétés de Justiciers, l’immense multitude des asservis et des exploités accomplira le geste magnifique de Justice que nous appelons la Révolution sociale. Ce jour-là, elle fera rendre gorge à tous ceux qui l’ont cyniquement spoliée ; elle brisera, entre les mains des chefs et des Gouvernants, les instruments de domination par lesquels les Maîtres répriment et oppriment.

Elle ne sera pas mûe par un sentiment de vengeance, mais emportée par le sens profond de la véritable Justice.

Malgré les souffrances millénaires qu’elle aura subies, elle se refusera de devenir persécutrice. Les institutions qui l’affament et l’asservissent ayant été ruinées de fond en comble par son effort de Grand Justicier, le