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en général, quoique l’on puisse bien retrancher les phénomènes du temps, par la pensée. Le temps est donc donné a priori. Sans lui, toute réalité des phénomènes est impossible. On peut les supprimer tous, mais lui-même (comme condition générale de leur possibilité) ne peut être supprimé. »

« Le temps n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-même et de notre état intérieur. En effet il ne peut être une détermination des phénomènes extérieurs : il n’appartient ni à une figure, ni à une position, etc., mais il détermine le rapport des représentations dans notre état intérieur. »

Kant précise ainsi les relations de l’objectif au subjectif : « … toutes les propriétés, tous les rapports des objets dans l’espace et dans le temps, l’espace et le temps eux-mêmes s’évanouissent, puisque tout cela, comme phénomène ne peut exister en soi, mais seulement en nous. Quant à la nature des objets considérés en eux-mêmes et indépendamment de toute réceptivité de notre sensibilité, elle nous demeure entièrement inconnue. Nous ne connaissons rien de ces objets que la manière dont nous les percevons ; et cette manière, qui nous est propre, peut fort bien n’être pas nécessaire pour tous les êtres, bien qu’elle le soit pour tous les hommes. Nous n’avons affaire qu’à elle. L’espace et le temps en sont les formes pures ; la sensation en est la matière générale. Nous ne pouvons connaître ces formes qu’a priori, c’est-à-dire avant toute perception réelle, et c’est pourquoi on les appelle des intuitions pures ; la sensation, au contraire, est l’élément d’où notre connaissance tire le nom de connaissance a posteriori, c’est-à-dire d’intuition empirique. Ces formes sont absolument et nécessairement inhérentes à notre sensibilité, quelle que puisse être la nature de nos sensations ; celles-ci peuvent être très différentes, quand même nous pourrions porter notre intuition à son plus haut degré de clarté. Nous n’en ferions point un pas de plus vers la connaissance de la nature des objets en eux-mêmes. Car, en tous cas, nous ne connaîtrions parfaitement que notre mode d’intuition, c’est-à-dire notre sensibilité, toujours soumise aux conditions d’espace et de temps originairement inhérentes au sujet ; quant à savoir ce que sont les objets en soi, c’est ce que nous ne saurons jamais, même avec la connaissance la plus claire de leurs phénomènes, seule chose qui nous soit donnée. »

On pourrait croire que cette conception des choses ait conduit Kant au scepticisme et au doute définitif sur le monde extérieur mais il n’en est rien car, reprenant le cogito, ergo sum (je pense, donc je suis) de Descartes, il constate qu’il a conscience de sa durée dans le temps. Comme ce qui détermine ce temps ne peut être qu’une perception de choses changeantes non contenues en lui, c’est donc qu’elles sont hors de lui et que l’objectif existe réellement. Ainsi il y a réellement un subjectif et un objectif et tous les efforts de notre intelligence consistent à classer, ordonner, mesurer cet objectif à l’aide de nos jugements. Or la nature de notre entendement fonctionnant d’après des jugements de quantité, qualité, modalité et relation il est compréhensible que nos concepts intuitifs du monde objectif seront effectués d’après ces jugements et que nous établirons et classerons nos concepts suivant des catégories indiquant des quantités, des qualités, des modalités et des relations.

Pour plus de clarté, je dirai que Kant conçoit que l’homme possède en lui-même, a priori, la mesure de toute chose (temps et espace) mais que l’objectif lui fournit la matière à mesurer ; ce qui s’effectue par l’expérience.

Tout ce qui précède constitue pour Kant les connaissances fondamentales nécessaires à l’étude des trois problèmes qu’il essaie de résoudre dans la Critique de la Raison pure et la Critique de

la Raison pratique. « Le but final auquel se rapporte la spéculation de la raison dans son usage transcendantal, concerne trois objets : la liberté de la volonté, l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu. »

L’expérience nous démontre que tous les phénomènes sont déterminés et que dans la nature tout est soumis à un déterminisme évident : tout y est conditionné. D’autre part, par sa sensibilité, l’homme est lui-même un phénomène et à ce titre il est essentiellement déterminé ; mais d’autre part aussi sa raison en tant que noumène, n’est nullement un phénomène conditionné et n’est soumise à aucun déterminisme :

« J’entends au contraire par liberté, dans le sens cosmologique, la faculté de commencer par soi-même un état dont la causalité ne rentre pas à son tour, suivant la loi naturelle, sous une autre cause qui la détermine dans le temps. » « La liberté dans le sens pratique est l’indépendance de la volonté par rapport à la contrainte des penchants de la sensibilité. »

Ainsi tour à tour Kant établit la liberté ou le déterminisme de l’homme : « Une volonté en effet est purement animale quand elle ne peut être déterminée que par des impulsions sensibles, c’est-à-dire pathologiquement. Mais celle qui peut être déterminée indépendamment des impulsions sensibles, c’est-à-dire par des mobiles qui ne sont représentés que par la raison, s’appelle libre-arbitre », « et, si nous pouvions pénétrer jusqu’au fond tous les phénomènes de sa volonté, il n’y aurait pas une seule action de l’homme que nous ne puissions prédire avec certitude et que nous ne puissions reconnaître comme nécessaire par ses conditions antérieures. Au point de vue de ce caractère empirique, il n’y a point de liberté et ce n’est cependant qu’à ce point de vue que nous pouvons considérer l’homme, quand nous voulons l’observer simplement et scruter physiologiquement. »

Kant résout cette contradiction par le raisonnement suivant : « Si les phénomènes sont des choses en soi, la liberté est perdue sans retour. La nature est alors la cause parfaite et suffisamment déterminante par elle-même de tout événement » mais les phénomènes ne sont que des effets, donc ils sont produits par quelque chose qui existe en soi. La raison de l’homme existant en soi peut donc produire des phénomènes. Bien plus, n’étant soumise à aucune nécessité du temps, elle peut introduire des commencements absolus qui créeront des phénomènes. Donc il y a accord entre le déterminisme absolu et la liberté absolue.

La difficulté de la liberté humaine et l’existence de Dieu est pareillement résolue. Dieu ne peut, selon Kant, se démontrer d’aucune façon, mais tout le conditionné universel exigeant un inconditionné, cet inconditionné existe nécessairement, et c’est Dieu.

Or, ce Dieu n’est pas le créateur des phénomènes, mais le créateur de la substance en soi, des noumènes, lesquels sont créateurs de phénomènes. Cette subtilité permet à Kant de faire coexister la liberté absolue de l’homme avec l’omniscience et la toute puissance divine, car l’homme seul crée les phénomènes. Mais le fond même de la philosophie kantienne n’est point la recherche des causes en soi, car Kant reconnaît lui-même que ces recherches pénibles et difficultueuses n’aboutissent à rien et ne servent pas à grand-chose ; le but de sa philosophie c’est de trouver des éléments moraux pour la conduite de l’homme, éléments que sa Critique de la Raison pure lui ont permis de concevoir et de préciser. C’est ainsi qu’il oppose la raison, le devoir au déterminisme naturel, à la sensualité. Cherchant à établir un lien immuable, une base inébranlable de la conduite humaine, il cherche où se trouve l’universalité et non l’accident. Tout ce qui est empirique, sensuel étant sujet à d’innombrables variations ne peut convenir à cette