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OUV
1892

tain nombre de principes généraux d’où découle tout l’ensemble de la doctrine. Ainsi qu’en géométrie, l’ensemble des théorèmes n’est admis que parce que nous avons accepté des définitions qui représentent des types d’objets possibles, des axiomes, des postulats qui sont l’ossature même de notre mathématique ; un système philosophique ou religieux repose tout entier sur un groupe plus ou moins étendu de concepts qui en constituent la charpente soutenant le tout. — Ch. A.


OUVRIER n. m. (du latin operarius). Celui qui, moyennant un salaire se livre à un travail manuel. Telle est la définition donnée par le dictionnaire.

C’est aussi celle que donna M. Raymond Poincaré, lorsqu’il fut chargé par l’Académie française de définir le mot ouvrier. Ici, nous voyons plus large que l’Académie et le Larousse.

Pour nous, l’ouvrier est non seulement un homme qui, dans la Société actuelle, est obligé de louer sa force-travail pour un salaire, souvent dérisoire d’ailleurs, mais l’individu : homme ou femme qui appartient à la partie de la Société — la plus nombreuse — qui est exploitée économiquement, asservie politiquement et brimée socialement.

Par ouvrier, nous entendons désigner aussi bien le travailleur de l’usine, que le prolétaire des champs, l’employé du bureau, du magasin, le technicien, l’artisan, le savant, tous ceux qui, en un mot, composent la classe laborieuse, tous ceux, pour parler net, qui vivent exclusivement de leur travail personnel, sans exploiter personne, de quelque façon que ce soit et qui, réunis, constituent réellement la classe ouvrière, le prolétariat, par opposition à tous ceux qui ne vivent pas exclusivement du produit de leur effort personnel et forment, par contraste évident, la classe bourgeoise et capitaliste.

Qu’ils le veuillent ou non, tous les ouvriers de la pensée et des bras, également exploités, forment bien une classe. La concordance de leurs intérêts en fait des « associés », la communauté de leurs aspirations les unit et leur libération dépend de leur action conjuguée contre l’adversaire commun.

Cette concordance d’intérêts et cette communauté d’aspirations les ont poussés à s’organiser dans des groupements distincts, au début, dont la réunion est cependant depuis longtemps commencée et se poursuivra jusqu’à la fusion complète, qui sera réalisée, sous la pression des nécessités, par une sorte de synthèse de toutes les forces du travail, exploitées par une infime minorité privilégiée. Et le temps n’est pas éloigné où la réunion de toutes les forces de la main-d’œuvre, de la technique et de la science, asservies au Capitalisme de mille façons, sera un fait accompli.

Les grandes organisations syndicales qui groupent : par métier, par industrie, par localité, par région, par nation et, par voie de fédération, tous les ouvriers et employés, de tous les pays, pour défendre leurs intérêts de toutes sortes contre les forces capitalistes de même nature, fondent dans un même et énorme creuset toutes les revendications économiques, politiques et sociales de la plus grande partie de l’Humanité ; elles tendent, chaque jour davantage, à réaliser cette synthèse de classe des forces qui assurent la vie sous toutes ses formes et perpétuent les sociétés.

Aujourd’hui, plus que jamais, le qualificatif « d’ouvrier » ne s’applique plus seulement à l’homme qui œuvre manuellement, mais à tous ceux qui vivent de leur travail.

Ceci implique, à mon avis, que le mot ouvrier doit être élargi dans sa signification, l’étymologie et la racine dûssent-elles en souffrir. Sous sa désignation doivent se confondre tous les travailleurs dont l’effort est utile à la collectivité.

Pour ma part, j’estime que, socialement, le mot

travailleur, avec la signification précise que je lui donne ci-dessus, est infiniment plus complet, plus adéquat, plus conforme à la réalité moderne.

Son emploi, de plus en plus grand, permet de faire disparaître les cloisons étanches qui existent notamment entre « manuels » et intellectuels ; de détruire l’esprit de « caste », de « corps » et de « métier », savamment entretenu par les adversaires de classe et tous leurs auxilaires.

Je trouve, en effet que les mots : « manuels » et « intellectuels » sont socialement, et même pratiquement, vides de sens.

En quoi l’ouvrier qui exécute un travail manuel est-il moins intellectuel que l’homme qui écrit, peint ou dessine ? Dans les deux cas, n’est-ce pas la main qui exécute ou trace ce que le cerveau a conçu ? Pourquoi y aurait-il moins d’ « intellectualité » dans le travail effectué à l’aide d’un outil que dans celui qui est accompli à l’aide d’une plume, d’un pinceau, d’un crayon ?

Il y en a souvent plus. Et sans chercher à définir une supériorité impossible et au surplus, inutile, entre les différentes productions humaines, il est préférable de dire que l’intellectualité s’exerce ici ou là, de façon différente et suivant les aptitudes particulières de chacun.

Le manuel est aussi un intellectuel et l’intellectuel est également un manuel ; les deux sont des ouvriers, des travailleurs, dont les activités, différentes et complémentaires l’une de l’autre, concourent également à la vie sociale.

Le jour où les « manuels » d’une part, et les « intellectuels », d’autre part, auront compris cela, leur union sera définitivement scellée et leur commune libération sera proche. — Pierre Besnard.


OUVRIÉRISME n. m. Ce mot est un néologisme souvent employé, mais dont il n’a été donné, jusqu’ici, aucune véritable définition. On ne la trouve dans aucun des dictionnaires, même les plus accueillants aux néologismes. C’est un de ces mots vagues, qui font un certain effet dans un discours ou un écrit, mais dont l’imprécision laisse l’auditeur ou le lecteur dans l’ignorance de ce qu’il veut dire. On ne sait qui en fit le premier usage, et dans quel esprit. Certains défendent ou combattent l’ouvriérisme ; personne ne dit ce qu’il est exactement. Nous allons tâcher de le situer aussi objectivement que possible.

Par son étymologie, le mot ouvriérisme désigne ce qui a rapport à l’ouvrier, la condition, la méthode, l’esprit, l’activité qui lui sont particuliers. Comme on entend généralement par ouvrier celui qui travaille de ses mains et qui est censé ne pas faire participer son cerveau à son travail, ce mot a pris un sens péjoratif résultant de la distinction arbitraire faite entre « manuels » et « intellectuels » et de l’état d’infériorité où les premiers se trouveraient par rapport aux seconds. (Voir Manuel.)

La conception de l’ouvriérisme basée sur la prétendue infériorité ouvrière est une sottise, et nous comprenons la réaction de ceux qui, ayant conscience de l’utilité sociale du travail manuel et de la dignité de ses exécutants, n’acceptent pas d’être accablés par cette sottise méprisante, relèvent le gant et font alors de l’ouvriérisme un drapeau. Cette réaction fut celle des gueux des Pays-Bas, en riposte à l’insolence aristocratique de la tyrannie espagnole. Elle fut celle des intellectuels de l’affaire Dreyfus, que les faussaires et les décerveleurs nationalistes, les traîneurs de sabre et les ignorantins aussi vides de cervelle que de scrupules, cherchaient à ridiculiser en leur donnant ce titre. Elle est celle des défaitistes d’aujourd’hui, dont la conscience est dressée contre la guerre, en face des hommes de sang et de proie qui prétendent les flétrir de cette épi-