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OUV
1894

vailleurs la liberté et l’égalité que la bourgeoisie n’avait établies que pour elle ; elle rendrait possible l’entente fraternelle de tous les hommes. Pour cela, l’Internationale mettait l’instruction à la première place des revendications ouvrières. Depuis la Révolution, toutes les écoles socialistes l’avaient réclamée pour le peuple : babouvistes, saint-simoniens, fouriéristes, blanquistes, avaient voulu l’éducation sous la triple forme affective, rationnelle, technique, et l’instruction laïque, gratuite, obligatoire, dans l’école unique. Dès ses premiers congrès, l’Internationale adoptait des rapports sur l’instruction intégrale, l’obligation et la laïcité. (Bruxelles, 1868.) Elle demandait la réduction des heures de travail pour que les ouvriers pussent suivre des cours complémentaires et se perfectionner, tant dans les connaissances de la pensée que dans celles de leur profession. Elle voulait faire accéder le travailleur à l’art dans lequel elle voyait, comme Elisée Reclus, « la forme intellectuelle et le compagnon nécessaire du travail libre ». Elle envisageait, avec les penseurs dont elle s’inspirait, l’émancipation du prolétariat dans l’entier épanouissement de son activité, de son intelligence, de ses sentiments…

Nous sommes, aujourd’hui, à soixante ans de l’époque où l’Internationale se formait avec ce magnifique programme. Il reste toujours à le réaliser pour le prolétariat demeuré ignorant, plus exploité et plus désuni que jamais. Voilà le triste bilan. L’esprit de l’Internationale n’a pu l’emporter dans l’action ouvrière sur les vieux préjugés laissés par les routines populaires. Les conditions nouvelles de la lutte des classes ont changé les formes de ces vieux préjugés ; elles les ont plus aggravés que fait disparaître. Ils sont ceux du mauvais ouvriérisme, plus ancien que ce mot nouveau, qui ne tend pas à changer le monde, mais seulement à mettre en place des exploiteurs différents d’un prolétariat qui demeurera comme devant, saigné et enchaîné au char de nouveaux maîtres, comme il l’est demeuré après 1789. Et qu’on ne proteste pas ; la chose est à moitié faite depuis la « Guerre du Droit », grâce à ce « collaborationnisme » que se sont mis à pratiquer les représentants appelés les plus « qualifiés » de la classe ouvrière, et que Karl Marx semble avoir annoncé lorsqu’il a dit de la « social-démocratie » qu’elle « réclamait des institutions républicaines démocratiques comme moyen, non pas de supprimer les deux extrêmes, le capital et le salariat, mais d’atténuer leur antagonisme et de le transformer en harmonie ». (Le 18 brumaire de Louis Bonaparte.) Engels, de son côté, appelait ces « collaborationnistes », les « théoriciens de l’harmonie, domestiques de la classe dominante ».

L’ouvriérisme farouche, qui s’employait si jalousement à préserver le prolétariat de toute influence intellectuelle, n’a pas craint de s’acoquiner à la pire espèce des « intellectuels », les politiciens, et de lui apporter son contingent. Proudhon disait : « l’atelier fera disparaître le gouvernement. » Il ne se doutait pas que, loin de faire disparaître le gouvernement, l’atelier « collaborationnerait » avec lui !

Pour en arriver à ce « collaborationnisme » — mot qui aurait fait bondir Proudhon autant que la chose, car il respectait également la langue et le prolétariat — l’ouvriérisme a dû évoluer, mais le fond de son caractère, c’est-à-dire la haine de l’intellectualité, n’a pas changé. C’est ce qui lui a permis de se trouver en famille — en famille spirituelle, si l’on peut dire — avec le bourgeoisisme, le jour où ils ne se sont plus regardés en chiens de faïence. Contre le prolétariat, le bourgeoisisme avait hérité, en arrivant à la puissance, des préjugés de droit divin suivant lesquels la classe des possesseurs est faite pour diriger, commander, flâner, jouir de tous les privilèges sociaux, de toutes les satisfactions de l’existence, tandis que la classe des dépossédés n’est faite que pour obéir, travailler, subir

toutes les misères sociales et ne connaître que la souffrance. C’était la vieille mystique qui prétendait justifier l’omniscience et l’omnipotence des classes triomphantes par la violence et l’imposture. Au lieu de combattre ces préjugés et d’en montrer la sottise pour les faire disparaître, l’ouvriérisme les a fait siens. A la mystique bourgeoise, il a commencé par opposer une autre mystique, celle de l’omniscience et de l’omnipotence prolétariennes tout aussi sotte que l’autre. Opposition seulement apparente ; les deux mystiques étaient la même dans le fond et se confondraient quand bourgeoisisme et ouvriérisme se donneraient la main au lieu de se battre. L’ « extrémisme » prolétarien deviendrait alors le bourgeoisisme à l’usage des prolétaires. Mais, jusque là, l’un était en place et ne voulait rien donner, l’autre voulait arriver et tout prendre ; l’un disait cyniquement : « J’y suis, j’y reste ; quels que soient les moyens », l’autre disait brutalement : « Ote-toi de là, que je m’y mette ! » Leur conjonction actuelle, qui a mis une sourdine à leur véhémence, changera le personnel gouvernemental, elle mettra l’atelier à côté du capital, elle ne changera rien aux abus sociaux et à leur immoralité.

En 1789, par la voix de Sieyès, la mystique bourgeoise disait : « Qu’est le Tiers-État ? — Tout ! » La Révolution, qui lui donna raison, servit à mettre au pouvoir une bourgeoisie qui répéta plus grossièrement les abus de l’aristocratie. (Voir Muflisme.) La mystique ouvriériste, impuissante à faire une Révolution pour laquelle des mains calleuses et des cerveaux frustes ne peuvent suffire, préfère traiter avec la mystique bourgeoise. Qu’on ne lui parle donc plus de révolution ; elle fait la sienne sans secousses. Mais elle est en train de remplacer une démocratie mal éduquée par une ochlocratie inéduquée, et il n’est pas certain qu’on ne verra pas alors, comme à Athènes, « les honnêtes gens obligés de se cacher pour s’instruire, de peur de paraître aspirer à la tyrannie ». (Plutarque.) Est-ce là ce qu’avaient rêvé et voulu préparer les initiateurs de l’Internationale Ouvrière ? Nous répondons résolument : non !

L’Internationale pensait qu’entre les deux mystiques, la bourgeoise et l’ouvriériste, il y avait le véritable esprit qui n’est d’aucune classe, la véritable science qui ne se sépare pas de la conscience, la véritable humanité qui doit naître de l’émancipation prolétarienne. L’ouvriérisme aveugle ne les distingue pas du faux esprit, de la fausse science, de la fausse humanité dont le bourgeoisisme a fait usage contre lui et qu’il a fait siens en s’associant à lui. Cette confusion est l’erreur de l’ouvriérisme, elle fait le malheur de ceux qui le suivent sans savoir où il les mène. Elle est aussi l’erreur de la bourgeoisie qui y persiste, y trouvant son intérêt ou ce qu’elle croit être tel, sans voir que le mensonge et la violence sur lesquels elle repose ne peuvent durer qu’un temps et lui réservent des lendemains cruels. Des rois, et leur entourage, ont tragiquement payé les sophistications de cette mystique. Elle leur avait fait croire que « l’hommage est dû aux rois ; ils font tout ce qui leur plaît ». (Cahiers de Louis XIV enfant.) Ils n’étaient qu’à demi responsables des fautes qu’elle leur faisait commettre. De même, risquent de payer cher ces bourgeois au crâne bourré par l’enseignement de leur classe et enorgueillis de sa suprématie, qui répètent depuis cent ans des choses comme celles-ci : « Le communisme dont l’aspect essentiel est le partage égalitaire des biens et des fruits du travail — en doctrine tout au moins — est par définition le régime des voleurs, puisqu’il aboutirait à déposséder de leurs biens, c’est-à-dire des produits accumulés de leur travail, les citoyens les plus courageux, les plus prévoyants et les plus sages, au profit des paresseux et des imprévoyants. » ( « Un Français moyen » : Grande Revue.) Comment faire comprendre à un homme imprégné d’une telle mystique, même s’il