Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale éd. Conard.djvu/102

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et son amour l’embrassant jusque dans les siècles disparus, il la substituait aux personnages des peintures. Coiffée d’un hennin, elle priait à deux genoux derrière un vitrage de plomb. Seigneuresse des Castilles ou des Flandres, elle se tenait assise, avec une fraise empesée et un corps de baleines à gros bouillons. Puis elle descendait quelque grand escalier de porphyre, au milieu des sénateurs, sous un dais de plumes d’autruche, dans une robe de brocart. D’autres fois, il la rêvait en pantalon de soie jaune, sur les coussins d’un harem ; et tout ce qui était beau, le scintillement des étoiles, certains airs de musique, l’allure d’une phrase, un contour l’amenaient à sa pensée d’une façon brusque et insensible.

Quant à essayer d’en faire sa maîtresse, il était sûr que toute tentative serait vaine.

Un soir, Dittmer, qui arrivait, la baisa sur le front ; Lovarias fit de même, en disant :

— Vous permettez, n’est-ce pas, selon le privilège des amis ?

Frédéric balbutia :

— Il me semble que nous sommes tous des amis ?

— Pas tous des vieux ! reprit-elle.

C’était le repousser d’avance, indirectement.

Que faire, d’ailleurs ? Lui dire qu’il l’aimait ? Elle l’éconduirait sans doute ; ou bien, s’indignant, le chasserait de sa maison ! Or il préférait toutes les douleurs à l’horrible chance de ne plus la voir.

Il enviait le talent des pianistes, les balafres des soldats. Il souhaitait une maladie dangereuse, espérant de cette façon l’intéresser.