Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale éd. Conard.djvu/521

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temps ; et elle avait couru chez Arnoux pour avoir de l’argent.

— Je t’en aurais donné ! dit Frédéric.

— C’était plus simple de prendre là-bas ce qui m’appartient, et de rendre à l’autre ses mille francs.

— Est-ce au moins tout ce que tu lui dois ?

Elle répondit :

— Certainement !

Le lendemain, à neuf heures du soir (heure indiquée par le portier), Frédéric se rendit chez Mlle Vatnaz.

Il se cogna dans l’antichambre contre les meubles entassés. Mais un bruit de voix et de musique le guidait. Il ouvrit une porte et tomba au milieu d’un raout. Debout, devant le piano que touchait une demoiselle en lunettes, Delmar, sérieux comme un pontife, déclamait une poésie humanitaire sur la prostitution et sa voix caverneuse roulait, soutenue par les accords plaqués. Un rang de femmes occupait la muraille, vêtues généralement de couleurs sombres, sans col de chemises ni manchettes. Cinq ou six hommes, tous des penseurs, étaient çà et là, sur des chaises. Il y avait dans un fauteuil un ancien fabuliste, une ruine ; et l’odeur âcre de deux lampes se mêlait à l’arôme du chocolat, qui emplissait des bols encombrant la table à jeu.

Mlle Vatnaz, une écharpe orientale autour des reins, se tenait à un coin de la cheminée. Dussardier était à l’autre bout, en face ; il avait l’air un peu embarrassé de sa position. D’ailleurs, ce milieu artistique l’intimidait.

La Vatnaz en avait-elle fini avec Delmar ? non,