Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 3.djvu/337

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
331
DE GUSTAVE FLAUBERT.

chantaient du Loïsa Puget. Aujourd’hui un maigre guitariste miaulait une chanson où il y avait

… bâtard more
… rives du Bosphore.


Est-ce drôle ? Et en regardant défiler les coteaux, au son des cordes qui grinçaient, de la voix qui chevrotait et des roues battant l’eau, je remontais, dans ma pensée, tout ce qui a coulé, coulé.

Hier, nous sommes partis de Pont-l’évêque à 8 h ½ du soir, par un temps si noir qu’on ne voyait pas les oreilles du cheval. La dernière fois que j’étais passé par là, c’était avec mon frère, en janvier 44, quand je suis tombé, comme frappé d’apoplexie, au fond du cabriolet que je conduisais et qu’il m’a cru mort pendant 10 minutes. C’était une nuit à peu près pareille. J’ai reconnu la maison où il m’a saigné, les arbres en face (et, merveilleuse harmonie des choses et des idées) à ce moment-là même, un roulier a passé aussi à ma droite, comme lorsqu’il y a dix ans bientôt, à 9 heures du soir, je me suis senti emporté tout à coup dans un torrent de flammes…

Rien ne prouve mieux le caractère borné de notre vie humaine que le déplacement. Plus on la secoue, plus elle sonne creux. Puisque, après s’être remué, il faut se reposer ; puisque notre activité n’est qu’une répétition continuelle, quelque diversifiée qu’elle ait l’air, jamais nous ne sommes mieux convaincus de l’étroitesse de notre âme que lorsque notre corps se répand. On se dit : « Il y a dix ans j’étais là », et on est là, et on pense les mêmes choses, et tout l’intervalle est oublié. Puis il vous apparaît, cet intervalle, comme un immense précipice où le