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LIVRE II.

étoient, messire Jean de Chastel-Neuf et le souldich de l’Estrade, le sire de la Barde et environ quarante hommes d’armes, chevaliers et écuyers ; et perdirent la vue et le flot de la navie du comte et des Anglois. Le comte de Cantebruge, messire Guillaume de Beauchamp, maréchal de l’ost, messire Mathieu de Gournay, connétable, le chanoine Robertsart et les autres passèrent en grand’aventure celle fortune, et singlèrent tant au vent et aux étoiles, que ils arrivèrent et entrèrent au hâvre de Lusebonne.

Ces nouvelles vinrent au roi qui étoit en son palais, et qui tous les jours n’attendoit autre chose que la venue des Anglois. Si envoya tantôt à l’encontre deux de ses chevaliers et ses ménestrels ; et furent le comte de Cantebruge et les chevaliers d’Angleterre, et étrangers qui avecques lui étoient, moult honorablement et grandement recueillis et conjouis des gens du roi. Et vint le roi Damp Ferrand au dehors du chastel à l’encontre du comte ; et le recueillit et conjouit, à l’usage d’icelui pays, moult bellement, et après tous les autres ; et les envoya en son chastel, et fit apporter vin et épices. Et là étoit Jean de Cantebruge, fils au comte, duquel le roi de Portingal avoit grand’joie ; car il disoit au comte : « Vez ici, mon fils, car il aura ma fille. » Et sa fille proprement, qui étoit de l’âge du dit Jean, en avoit grand’joie ; et se tenoient par la main au doigt les deux enfans.

Entrementes que le roi de Portingal et ses chevaliers honoroient le comte et les chevaliers étrangers, se logeoient et ordonnoient en la ville les autres qui étoient issus de leurs vaisseaux. Et furent tous logés bien et largement à leur aise ; car la cité de Lusebonne est grande et bien garnie de tous biens : et aussi les gens du roi de Portingal avoient fait soigner du bien pourvoir pour la venue des Anglois. Si la trouvèrent bien pourvue et garnie ; et étoient les seigneurs tout aises, en grand’liesse : mais moult leur souvenoit du seigneur de Chastel-Neuf, du souldich de l’Estrade et du seigneur de la Barde et de leurs gens que ils comptoient pour perdus sur mer, ou que fortune de mer les eût boutés si avant que entre les Maures ou au royaume de Grenade et de Bellemarine : parquoi, si ainsi en étoit advenu, ils les tenoient là aussi bien perdus comme en devant : et ce leur déplaisoit trop grandement ; et les regrettoient durement et plaignoient. Et au voir dire, ils faisoient bien à plaindre ; car ces bons chevaliers et écuyers dessus nommés furent en si grand’tempête de mer, que oncques gens sans mort ne furent en plus grand danger ; car ils nagèrent si avant hors de leur droit chemin que ils passèrent les détroits des Maures et les bandes du royaume de Tramesainnes et de Bellemarine : et furent par plusieurs fois en trop grand’aventure d’être pris et arrêtés des Sarrasins. Et eux-mêmes se comptoient pour morts, et n’avoient espoir de venir à terre jamais, ni à port de salut : et furent quarante jours en ce danger. En la fin ils orent un vent qui les rebouta, voulsissent ou non, en la mer d’Espaigne : quand ce vent leur fut failli, ils vaucrèrent et trouvèrent d’aventure deux grosses nefs de Lusebonne, qui s’en venoient en Flandre, chargées de marchandises, si comme ils leur dirent depuis. Ces seigneurs tournèrent celle part et boutèrent leurs pennons hors, et vinrent à ces nefs de Lusebonne où il n’avoit que marchands dedans, qui ne furent mie bien assurés. Quand ils virent ce vaissel armé et les pennons de Saint-George en plusieurs lieux et ils s’approchèrent, ils se reconnurent et se firent grand’fête : mais ces marchands remirent de rechef ces chevaliers en trop grand péril : je vous dirai pourquoi. Ils demandèrent des nouvelles du Portingal, et ils répondirent que le roi de Portingal et les Anglois étoient tous à siége devant Séville, et avoient là le roi Damp Jean de Castille assiégé. De ces nouvelles furent-ils moult réjouis ; et dirent que ils iroient celle part, car ils étoient aussi sur la frontière de Séville. Adonc se départirent-ils l’un de l’autre ; et leur laissèrent les Portingalois des vins et des pourvéances pour eux rafraischir. Et dirent les Gascons à leurs maronniers : « Menez-nous à Séville ; car là sont nos gens à siége. » Les maronniers répondirent : « Au nom de Dieu. » Et tournèrent vers Séville, et singlèrent tant que ils approchèrent. Les maronniers qui furent sages, et qui ne vouldrent pas perdre leurs maîtres, firent monter à mont au chastel de leur mât un enfant, à savoir s’il véoit nul apparent de siége, par mer ni par terre, devant Séville : l’enfant si ot bonne vue et juste ; il répondit que non. Adonc dirent les maronniers aux seigneurs : « Entendez, beaux seigneurs, vous n’êtes pas bien informés ; car pour certain il n’a siége nul, par