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LIVRE II.

de la duchesse Blanche de Lancastre. Mais ils répondirent que ils n’en feroient rien, et que pour mourir en prison ils demeureroient bons François. Si demeura la chose en cel état ; ni, depuis ce que on sçut fermement leur intention, ils n’en furent requis en nulle manière du monde.


CHAPITRE CXXXV.


Comment les Parisiens refusèrent au roi cent mille florins. Comment ils les délivrèrent au duc d’Anjou ; et comment icelui duc, à grand’armée, passa jusques près de Rome.


Vous savez comment ceux de Paris s’étoient composés et accordés envers le roi à payer une somme de florins toutes les semaines. Les florins étoient payés à un certain receveur commis et ordonné de par eux ; mais le roi n’en avoit nul, ni rien ne s’en tournoit à son profit, ni rien ne partoit de Paris. Et avint, ce terme pendant, que le roi ot grand besoin d’argent pour payer ses gens d’armes qu’il envoyoit en Castille ; car il vouloit aider à son besoin et conforter le roi Damp Jean de Castille, et tenu y étoit par les alliances jadis faites. Si manda à ce receveur de Paris que il fît finance de cent mille francs en deniers appareillés, et montroit tout clairement où il les vouloit mettre. Le receveur répondit aux lettres du roi et aux messagers moult bellement ; et dit que voirement avoit-il argent assez ; mais il n’en pouvoit rien délivrer sans le congé et consentement de la communauté de Paris. Ces paroles ne plurent pas bien au roi, et dit qu’il y pourvoiroit de remède quand il pourroit ; ainsi qu’il fit ; et fit sa finance ailleurs, parmi l’aide de ses bonnes villes de Picardie.

Ainsi avoit grand’dissension entre le roi et ceux de Paris ; et ne venoit point à Paris, mais se tenoit à Meaux, ou à Senlis, ou à Compiègne, ou là environ, dont ceux de Paris étoient tout courroucés. Et le plus grand ressort de sûreté qu’ils avoient, et le greigneur moyen, c’étoit au duc de Anjou, qui se escripsoit roi de Sicile et de Jérusalem, et jà en avoit enchargé les armes. Ce duc se tenoit communément à Paris, et supportoit dessous ses aelles ceux de Paris, pour la cause de ce que ils avoient grand’finance ; et contendoit à ce qu’il en fût aidé et départi, pour aider à faire son voyage et son fait ; car il assembloit argent de tous lez, et si grand’somme, que on disoit qu’il avoit à Roquemore, de-lez Avignon, en trésor largement deux millions de florins. Si traita par devers ceux de Paris, et fit tant par beau langage, ainsi que celui qui bien le savoit faire et qui moult bien étoit enlangagé, et qui pour ce temps de droit avoit le regard et l’administration dessur ses frères, car il étoit ains-né, du royaume de France, que il ot de celle somme de florins assemblés, à une seule délivrance, bien cent mille francs. Et le roi n’en pouvoit nuls avoir, ni ses deux autres oncles, Berry ni Bourgogne.

Quand le duc d’Anjou ot fait toutes ses pourvéances et ses ordonnances, à l’entrée du printemps, il se mit au chemin en si grand arroi que merveille ; et passa parmi le royaume et vint en Avignon, où il fut grandement festoyé et recueilli du pape et des cardinaux. Et là vinrent les barons et les bonnes villes de Provence tous et toutes, excepté Aix en Provence, qui le reçurent à seigneur et lui firent féauté et hommage, et se mirent en obéissance. Et là vint en Avignon devers lui le gentil comte Amé de Savoie, bien accompagné de barons et de chevaliers, qui fut aussi de son cousin le pape grandement bien venu, et de tous les cardinaux. Là en Avignon furent faites les finances et les délivrances d’or et d’argent du duc d’Anjou au comte de Savoie et aux Savoyens, qui montoient grand’foison. Après toutes celles choses faites, le duc d’Anjou et le comte de Savoie prirent congé au pape et se partirent d’Avignon, et prirent le chemin du Dauphiné de Vienne. Et amena le duc le comte de Savoie, et là le honora-t-il en ses bonnes villes très grandement. Et toujours passoient gens d’armes devant et après, et trouvoient Lombardie tout ouverte et appareillée. Si entra le duc en Lombardie ; et étoit par toutes les cités et les bonnes villes de Lombardie trop grandement reçu, et par espécial à Milan. Là fut-il honoré outre mesure de messire Galéas et de messire Bernabo, et ot de par eux si grands dons au passer, de richesses, de riches joyaux et des chevaux de prix, que merveilles seroit au compter. Et tenoit le duc d’Anjou tel état partout comme roi ; et avoit ses ouvriers de monnoie qui forgeoient florins et blanche monnoie dont ils faisoient leurs payemens ; et passèrent ainsi toute la Lombardie et la Tosquane. Quand ils vinrent en Tosquane et que ils approchèrent Rome, si se remirent plus ensemble que ils n’avoient fait par avant ;