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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

un abbé de la haute Gascogne qui s’en alloit à Paris pour besogner. Il s’acointa d’un riche homme de Montpellier, qui se nommoit sire Berengier Oste, lequel avoit aussi à faire à Paris pour ses besognes. Cil abbé dit que il le mèneroit à ses frais et dépens. Cil fut tout lie quand il auroit ses frais quittes. Et se mit en chemin avec le Mongat, lui seulement et un varlet. Ils n’eurent pas éloigné Montpellier trois lieues, quand le Mongat le prit, et l’amena par voies torses et obliques et par chemins perdus, et fit tant que il le tint en la garnison de Lourdes ; et depuis le rançonna-t-il, et en ot cinq mille francs. » — « Sainte Marie ! sire, dis-je lors au chevalier, cil Mongat étoit-il appert homme d’armes ? » — « Oil voir, dit-il, et par armes mourut-il, et sur une place où nous passerons dedans trois jours, au pas qu’on dit au Lare en Bigorre, dessous une ville que on dit la Chiviat. » — « Et je le vous ramenteverai, dis-je au chevalier, quand nous serons venus jusques à là. »

Ainsi chevauchâmes-nous jusques à Montesquieu, une bonne ville fermée au comté de Foix, que les Herminages[1] et les Labrissiens[2] prindrent et emblèrent une fois ; mais ils ne la tinrent que trois jours.

Au matin nous nous partîmes de Montesquieu et chevauchâmes vers Palamininch, une bonne ville fermée séant sur la Garonne, qui est au comte de Foix. Quand nous fûmes venus moult près de là, nous cuidâmes passer au pont sur la Garonne pour entrer en la ville, mais nous ne pûmes, car le jour devant il avoit ouniement plu ès montagnes de Casteloigne et d’Arragon, par quoi une autre rivière qui vient de celui pays, qui s’appelle le Salas, étoit tant crue, avec ce que elle court roidement, que elle avoit mené aval la Garonne et rompu une arche du pont qui est tout de bois, pourquoi il nous convint retourner à Montesquieu et dîner, et là être tout le jour.

À lendemain le chevalier eut conseil que il passeroit au devant de la ville de Cassères à bâteaux la rivière. Si chevauchâmes celle part ; et vînmes sur le rivage et fîmes tant que nous et nos chevaux fûmes outre ; et vous dis que nous traversâmes la rivière de Garonne à grand’peine et en grand péril, car le bâteau n’étoit pas trop grand où nous passâmes, car il n’y pouvoit entrer que deux chevaux au coup et ceux qui les tenoient et les hommes qui le batel gouvernoient. Quand nous fûmes outre nous chéimes à Cassères et demeurâmes là tout le jour ; et entrementes que les varlets appareilloient le souper, messire Espaing de Lyon me dit : « Messire Jean, allons voir la ville. » — « Sire, dis-je, je le vueil. » Nous passâmes au long de la ville et vînmes à une porte qui siéd devers Palamininch, et passâmes, et outre vînmes sur les fossés. Le chevalier me montra un pan de mur de la ville et me dit : « Véez-vous ce mur illec ? » — « Oil, sire, dis-je ; pourquoi le dites-vous ? » — « Je le dis pourtant, dit le chevalier, que vous véez bien que il est plus neuf que les autres. » — « C’est vérité, » répondis-je. « Or, dit-il, je le vous conterai, par quelle incidence ce fut, et quelle chose, il y a environ dix ans, il en avint. Autrefois vous avez bien ouï parler de la guerre du comte d’Ermignac et du comte de Foix, et comment pour le pays de Berne que le comte de Foix tient, le comte d’Ermignac l’a guerroyé et encore guerroye, combien que maintenant il se repose ; mais c’est pour les trieuves qu’ils ont ensemble. Et vous dis que les Herminages ni les Labrissiens n’y ont rien gagné, mais perdu par trop de fois trop grossement ; car par une nuit de Saint-Nicolas en hiver, l’an mil trois cent soixante deux, le comte de Foix prit, assez près du Mont-Marsan, le comte d’Ermignac, le tayon de cestui, le seigneur de la Breth son neveu, et tous les nobles qui ce jour avecques eux étoient ; et les amena à Ortais, et encore en la comté de Foix en la tour du châtel d’Ortais ; et en reçut pour dix fois cent mille francs, seulement de cette prise là. Or avint depuis, que le père du comte d’Ermignac qui à présent est, qui s’appeloit messire Jean d’Ermignac, mit une chevauchée une fois sus de ses gens, et s’en vint prendre et écheller cette ville de Cassères ; et y furent bien deux cents hommes d’armes et montroient que ils la vouloient tenir de puissance. Les nouvelles vinrent lors au comte de Foix qui se tenoit à Pau, comment les Herminages et les Labrissiens avoient pris sa ville de Cassères. Il, qui est sage chevalier et vaillant et conforté en toutes ses besognes, appela tantôt deux frères bâtards qu’il a à chevaliers, messire Ernault Guillaume et

  1. Les gens du parti d’Armagnac.
  2. Les gens du parti d’Albret.