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LIVRE III.

Le chevalier lui dit que j’étois là venu. Je fus tantôt envoyé querre en mon hôtel, car c’étoit, ou est, si il vit[1], le seigneur du monde qui le plus volontiers véoit étrangers pour ouïr nouvelles. Quand il me vit, il me fit bonne chère ; et me retint de son hôtel où je fus plus de douze semaines, et mes chevaux bien repus et de toutes autres choses bien gouvernés aussi.

L’acointance de lui à moi pour ce temps fut telle : que je avois avecques moi apporté un livre, lequel je avois fait, à la requête et contemplation de monseigneur Wincelant de Bohême, duc de Lucembourg et de Brabant. Et sont contenus au dit livre, qui s’appelle Méliadus[2], toutes les chansons, ballades, rondeaux, et virelais que le gentil duc fit en son temps ; lesquelles choses, parmi l’imagination que je avois eu de dicter et ordonner le livre, le comte de Foix vit moult volontiers ; et toutes les nuits après son souper je lui en lisois. Mais en lisant nul n’osoit parler ni mot dire, car il vouloit que je fusse bien entendu, et aussi il prenoit grand solas au bien entendre. Et quand il chéoit aucune chose où il vouloit mettre débat ou argument, trop volontiers en parloit à moi, non pas en son gascon, mais en beau et bon françois. Et de l’état de lui et de son hôtel, je vous recorderai aucune chose, car je y séjournai bien tant que j’en pus assez apprendre et savoir.

Le comte Gaston de Foix dont je parle, en ce temps que je fus devers lui, avoit environ cinquante neuf ans d’âge. Et vous dis que j’ai en mon temps vu moult de chevaliers, rois, princes et autres ; mais je n’en vis oncques nul qui fût de si beaux membres, de si belle forme, ni de si belle taille et viaire bel, sanguin et riant, les yeux vairs et amoureux là où il lui plaisoit son regard à asseoir. De toutes choses il étoit si très parfait que on ne le pourroit trop louer. Il aimoit ce que il devoit aimer et hayoit ce qu’il devoit haïr. Sage chevalier étoit et de haute emprise et plein de bon conseil, et n’avoit eu oncques nul marmouset d’encoste lui. Il fut prud’homme en régner. Il disoit en son retrait planté d’oraisons, tous les jours une nocturne du psautier, heures de Notre-Dame, du Saint-Esprit, de la croix et vigilles des morts, et tous les jours faisoit donner cinq francs en petite monnoie, pour l’amour de Dieu, et l’aumône à sa porte à toutes gens. Il fut large et courtois en dons ; et trop bien savoit prendre où il appartenoit, et remettre où il afféroit. Les chiens sur toutes bêtes il amoit ; et aux champs, été ou hiver, aux chasses volontiers étoit. D’armes et d’amour volontiers se déduisoit. Oncques fol outrage ni folle largesse n’aima ; et vouloit savoir tous les mois que le sien devenoit. Il prenoit en son pays, pour sa recette recevoir et ses gens servir et administrer, douze hommes notables ; et de deux mois en deux mois étoit de deux servi en sa dite recette ; et au chef des deux mois ils se changeoient, et deux autres en l’office retournoient. Il faisoit du plus espécial homme auquel il se confioit le plus son contrôleur, et à celui tous les autres comptoient et rendoient leurs comptes de leurs recettes. Et cil contrôleur comptoit au comte de Foix par rôles ou par livres escripts, et ses comptes laissoit par devers le dit comte. Il avoit certains coffres en sa chambre où aucune fois et non pas toudis il faisoit prendre de l’argent, pour donner à un seigneur chevalier ou écuyer quand ils venoient par devers lui ; car oncques nul sans son don ne se départit de lui ; et toujours multiplioit son trésor pour les aventures et les fortunes attendre que il doutoit. Il étoit connoissable et accointable à toutes gens ; doucement et amoureusement à eux parloit. Il étoit bref en ses conseils et en ses réponses. Il avoit quatre clercs secrétaires pour escripre et rescripre lettres. Et bienconvenoit que ces quatre lui fussent prêts quand il issoit hors de son retrait ; ni ne les nommoit ni Jean, ni Gautier, ni Guillaume ; mais quand les lettres que on lui bailloit lues il avoit, ou pour escripre aucune chose leur commandoit, Mau-me-sert chacun d’eux il appeloit.

En cel état que je vous dis le comte de Foix vivoit. Et quand de sa chambre à mie nuit venoit pour souper en la salle, devant lui avoit douze torches allumées que douze varlets portoient ; et icelles douze torches étoient tenues devant sa table qui donnoient grand’clarté en la salle ; laquelle salle étoit pleine de chevaliers et de écuyers ; et toujours étoient à foison tables dressées pour souper qui souper vouloit. Nul ne parloit à lui à sa table si il ne l’appeloit. Il mangeoit par coutume fors volaille, et en spécial les

  1. Gaston III de Foix mourut le 22 août 1390, année où Froissart écrivit la rédaction de ce troisième livre.
  2. Melliades, suivant d’autres manuscrits.