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LIVRE III.

ès bois de Biscaye chassé à chiens un ours merveilleusement grand. Cil ours avoit occis quatre de ses chiens et navré plusieurs, tant que tous les autres le redoutoient. Adonc prit messire Pierre de Berne une épée de Bordeaux que il portoit, et s’en vint ireusement, pour la cause de ses chiens que il véoit morts, assaillir le dit ours ; et là se combattit à lui moult longuement, et en fut en grand péril de son corps, et reçut grand’peine ainçois qu’il le pût déconfire. Finablement il le mit à mort, et puis retourna à l’hostel en son chastel de Languedendon en Biscaye, et fit apporter l’ours avecques lui. Tous et toutes se merveilloient de la grandeur de la bête et du hardement du chevalier comment il l’avoit osé assaillir et déconfire.

« Quand sa femme, la comtesse de Biscaye, le vit, elle se pâma et montra que elle eût trop grand’douleur. Si fut prise de ses gens et portée en sa chambre. Et fut ce jour et la nuit ensuivant, et tout le lendemain, durement déconfortée, et ne vouloit dire que elle avoit. Au tiers jour elle dit à son mari : « Monseigneur, je n’aurai jamais santé jusques à ce que j’aie été en pélerinage à Saint-Jacques. Donnez-moi congé d’y aller, et que je y porte Pierre mon fils et Andrienne ma fille. Je le vous requiers. » Messire Pierre lui accorda trop légèrement. La dame se partit en bon arroi, et emporta et fit porter devant li tout son trésor, or et argent et joyaux, car bien savoit que plus ne retourneroit ; mais on ne s’y prenoit point garde. Toutefois fit la dame son voyage et pélerinage ; et prit achoison d’aller voir le roi de Castille, son cousin, et la roine, et vint devers eux. On lui fit bonne chère. Encore est-elle là, et ne veut point retourner ni renvoyer ses enfans. Et vous dis que, en la propre nuit dont le jour messire Pierre avoit chassé et tué l’ours et occis, entrementes que il se dormoit dans son lit, celle fantaisie lui advint. Et veut-on dire que la dame le savoit bien sitôt comme elle vit l’ours, et que son père l’avoit chassé une fois, et que en chassant, une voix lui dit, et si ne vit rien : « Tu me chasses, et si ne te vueil nul dommage, mais tu mourras de malemort. » Donc la dame ot remembrance de ce, quand elle vit l’ours, parce qu’elle avoit ouï dire à son père, et lui souvint voirement, comment le roi Dam Piètre l’avoit fait décoler et sans cause ; et pour ce se pâma-t-elle ; ni jamais pour celle cause n’aimera son mari. Et tient et maintient que encore lui mescheira du corps avant qu’il muire, et que ce n’est rien de ce qu’il fait envers ce qu’il lui adviendra.

« Or vous ai-je conté de messire Pierre de Berne, dit l’écuyer, selon ce que vous m’en avez demandé, et c’est chose toute véritable ; car ainsi en est et ainsi en avient ; et que vous en semble ? » Et je, qui tout pensif étois pour la grand’merveille, répondis et dis : « Je le crois bien, et ce peut bien être. Nous trouvons en l’escripture que anciennement les dieux et les déesses à leur plaisance muoient les hommes en bêtes et en oiseaux, et aussi bien faisoient les femmes. Aussi peut-être que cet ours avoit été un chevalier chassant ès forêts de Biscaye en son temps. Si courrouça ou dieu ou déesse à lui, pourquoi il fut mué en forme d’ours, et faisoit là sa pénitence, si comme Actéon fut mué en cerf. » — « Actéon ! répondit l’écuyer ; doux maître, or m’en contez le conte, et je vous en prie. » — « Volontiers, dis-je. Selon les anciennes escriptures, nous trouvons escript que Actéon fut un appert, faitis, et joli chevalier, et aimoit le déduit des chiens sur toute rien. Donc il avint, une fois que il chassoit ès bois de Thessale, il éleva un cerf merveilleusement grand et bel, et le chassa tout le jour ; et le perdirent toutes ses gens et ses levriers aussi. Il, qui étoit fort attentif et désirant de poursuivre sa proie, suivit la chasse et la trace du cerf, tant qu’il vint en une prée ou bois enclose et avironnée de hauts arbres. Et là, en celle prée, avoit une belle fontaine. En celle fontaine, pour soi rafreschir, se baignoit Diane, la déesse de chasteté ; et autour de li étoient ses pucelles. Le chevalier s’embat sur elles, ni oncques il ne s’en donna garde. Si alla si avant que il ne put reculer. Elles, qui furent honteuses et étranges de sa venue, couvrirent erramment leur dame, qui fut vergogneuse de ce que elle étoit nue. Mais par dessus toutes ses pucelles, elle apparoît et vit le chevalier, si dit : « Actéon, qui ci t’envoya, il ne t’aima guères. Je ne veuil, quand tu seras ailleurs que ci, que tu te vantes que tu m’aies vue nue ni mes pucelles ; et pour l’outrage que tu as fait, il t’en faut avoir pénitence. Je vueil que tu sois tel et en la forme que le cerf que tu as huy chassé. » Et tantôt Actéon fut mué en cerf, et courut aval la forêt comme un autre ; et encore,