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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

aideront à contrevenger de nos compagnons que on nous a occis et meshaignés. »

Nouvelles vinrent en l’ost au roi et son conseil que les Bretons menaçoient durement ceux de Saint-Yrain et se vantoient que, les Gascons venus, ils leur feroient cher comparer ce que ils leur avoient fait. Si fut le roi conseillé que il se départiroit du siége de Lussebonne et s’en viendroit rafreschir à Saint-Yrain, et remettroit les choses en bon point et en bon état, et là attendroit la venue des Gascons, où bien avoit quatre cens lances de bonnes gens, dont il avoit grand’joie ; car pas ne vouloit qu’ils trouvassent le pays en trouble. Et aussi grand’foison de ses gens se désiroient à rafreschir, car ils avoient là été moult longuement sans rien faire. Après fut ordonné de par le roi le déloger, et partir toutes gens du siége, et traire vers Saint-Yrain. Si se délogèrent les Espaignols et tous ceux qui là avoient été longue saison, et s’en vinrent en la marche de Saint-Yrain.

Quand ceux de Saint-Yrain entendirent que le roi de Castille devoit venir vers leur ville, si se ordonnèrent douze hommes des plus notables des leurs et montèrent à cheval ; et s’en vinrent sur les champs à deux lieues près de là faire révérence au roi pour savoir parfaitement le courage et la volonté de lui. Tant chevauchèrent ces gens que ils rencontrèrent le roi qui étoit descendu en un grand ombrage dessous oliviers pour lui rafreschir, car il faisoit grand’chaleur. Là étoit messire Regnault Limosin, maréchal de l’ost, qui étoit tout pourvu de leur venue et étoit présent de-lez le roi ; et cils venus devant lui se mirent à genoux et lui dirent ainsi :

« Très redouté sire et noble roi de Castille, nous sommes ci envoyés de par la povre communauté de votre bonne ville et chastellerie de Saint-Yrain, car on leur a donné à entendre que vous êtes grandement courroucé sur eux. Et si ainsi est ou soit, très redouté sire, la coulpe et offense ne vient pas par eux, mais par les grands injures et oppressions que les Bretons leur ont fait, lesquels étoient en leur ville et la vôtre premièrement, car tous leurs malins et mauvais faits ne peuvent pas être venus tous à connoissance ; mais pas n’en encoulpons leurs maîtres, chevaliers, écuyers ni capitaines, fors ceux qui les ont faits et perpétrés. Si en ont tant fait les pillards bretons que merveille seroit à penser ni à recorder ; et nous ont tenus un grand temps en grand’subjection en la dite ville et en la chastellerie, dont plusieurs plaintes en venoient tous les jours à nous. Et en dépit de ce, iceux pillards rompoient nos coffres à force de haches, et prenoient tout le nôtre, et violoient nos femmes et nos filles, présens nous. Et quand nous en parlions, nous étions battus et meshaignés ou morts. En celle povreté avons-nous été deux mois et plus. Pourquoi, très redouté seigneur et noble roi, nous vous supplions que, si nous vous avons courroucé par celle cause ou autrement, que il vous plaira à faire juste et loyale information de nous, et nous mener par voie de droit, si comme vous nous promîtes et jurâtes à tenir entérinement et franchement, quand vous entrâtes premièrement roi en la ville de Saint-Yrain et la seigneurie et possession vous en fut baillée, et vous ferez aumône. Car, puisque vous y venez, nous ajoutons en vous et en votre conseil tant de noblesse et de franchise, que la ville sera, et trouverez toute ouverte contre votre venue ; et à votre povre peuple, qui crie merci des injures et oppressions que on leur a faites, si votre majesté royale et votre noble conseil le dit, veuillez donner grâce et rémission. »

Le roi se tut un petit ; et messire Regnault Limousin parla et dit, en lui agenouillant devant le roi : « Très cher sire, vous avez ouï votre povre peuple de Saint-Yrain complaindre et démontrer ce que on leur avoit fait, si en veuillez répondre. » — « Regnault, dit le roi, nous savons bien qu’ils ont juste cause. Dites-leur que ils se lèvent et s’en voisent devant à Saint-Yrain appareiller pour nous, car nous y serons anuit au gîte ; et au surplus ils seront bien gardés en leur droit. »

Messire Regnault Limousin se leva lors et se retourna devers ceux de Saint-Yrain et leur dit : « Bonnes gens, levez-vous, le roi notre seigneur a bien entendu et conçu ce que vous avez dit. Vous voulez droit et justice, et il la vous fera et tiendra. Et appareillez duement à sa venue la ville de Saint-Yrain, et faites tant qu’il vous en sache gré, car les choses viendront à bien, parmi les bons moyens que vous aurez en votre aide. » — « Monseigneur, répondirent-ils, grands mercis, »

Lors prirent-ils congé du roi et montèrent à