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LIVRE III.

sera vôtre, car il n’est pas grand à conquerre. »

« Si que, monseigneur, le roi Jean de Castille s’avança, et envoya ses lettres et ses messages en France, en Poitou, en Bretagne, en Normandie, en Bourgogne, en Picardie et en plusieurs lieux, où il pensoit à avoir gens dont il fut servi et lesquels en aucune manière étoient tenus à lui. Et par espécial moult grands gens d’armes, chevaliers et escuyers lui vinrent du pays de Berne. De celle contrée il en ot trop plus que de nulle autre nation, et tant qu’ils se trouvèrent un jour à Saint-Yrain entre six mille et sept mille lances et vingt mille Espaignols, et tous à cheval, lesquels avoient grand désir de nous porter grand dommage.

« Nouvelles vinrent en Portingal devers le roi et les seigneurs et les cités et bonnes villes, qui de l’alliance et de l’accord au roi étoient ; et fut nombrée la puissance que le roi de Castille mettoit ensemble, et fut le roi informé que tout étoit fait pour venir mettre le siége devant Lussebonne. Donc, pour avoir conseil comment on se cheviroit, le roi et les seigneurs qui avecques lui étoient se mirent ensemble. Et là fut dit et démontré au roi par les plus notables de tout son pays que : « de toutes les soubtivetés que on pouvoit prendre, c’étoit que on allât au devant des ennemis et qu’on ne se laissât pas enclorre en cité ni en bonne ville qui fût en Portingal, car si on se enclouoit, on seroit tout embesogné de garder le clos ; et si enclos, endementres pourroient les Castelloings à leur aise aller et chevaucher parmi le pays et conquerre villes et chastels par force ou par amour et détruire tout le plat pays, et nous affamer et tenir où enclos nous auroient. Et si nous allons au-devant d’eux et prendons place, c’est le meilleur et le plus profitable ; car bien savons, sire roi, que vous ne pouvez paisiblement joïr de la couronne dont nous vous avons couronné, fors par bataille, et que du moins une fois ou deux vous ayez rué jus votre adversaire le roi de Castille et sa puissance. Si nous déconfisons, nous sommes seigneurs ; si nous sommes déconfits, ce royaume est à l’aventure ; mais trop mieux nous vaut requerre que à être requis ; et plus honorable et plus profitable nous sera ; car on a vu par trop de fois que les requérans ont eu l’avantage sur les défendans. Si vous conseillons que vous fassiez votre mandement à ceux dont vous pensez à être aidés et servis et prenez les champs. »

« Le roi de Portingal répondit : « Vous parlez bien et je le ferai ainsi comme vous l’ordonnez. » Donc fit le roi lettres escripre, et mit clercs en œuvre à grand’planté, et manda à tous que ils fussent au Port de Portingal, ou là près, dedans le jour que il y assigna.

« Sachez que tous ceux qui furent escripts ni mandés ne vinrent pas, car tout le royaume par ce temps n’étoit pas de sa partie. Aucuns dissimuloient, qui vouloient voir comment les ordonnances se porteroient ; et les aucuns étoient allés en Castille devers le roi pour ce que ils disoient que il avoit plus grand droit à la couronne de Portingal que notre roi n’avoit. Nonobstant tout ce, le roi de Portingal vint à Connimbres, et là fit son assemblée de toutes gens d’armes qu’il put avoir. Au voir dire, il ot de Portingal à élection toutes les meilleurs gens et les plus aloses et autorisés, comtes, barons et chevaliers. Et ot bien purement vingt cinq cens lances, chevaliers et escuyers, et douze mille hommes de pied. Quand ils furent tous assemblés, on ordonna connétable et maréchal. Le connétable fut le comte de Novare[1] et le maréchal messire Alve Perrière[2], et tous deux sages hommes, pour gouverner gens d’armes et mener un ost à son devoir. Si se départirent de Connimbres et de là environ où il étoient logés, et prirent le chemin de la Cabasse[3], c’est à la Juberote. Et cheminèrent tout doucement à l’aise de leurs corps et de leurs chevaux pour les grands pourvéances qui les suivoient. Et avoient chevaucheurs devant qui avisoient le contenement du roi de Castille ni comment il se vouloit maintenir. Encore n’étoit pas venu en la compagnie du roi de Portingal messire Jean Ferrant Percek, mais se tenoit en garnison au chastel d’Orench à cinq lieues de Juberote et crois que il ne savoit point que on se dût combattre.

« Je suppose assez que le roi de Castille fut informé du roi de Portingal qui s’en venoit à puissance sur lui, et quand il sçut que nous étions aux champs il en ot grand’joie ; et aussi orent toutes ses gens si comme ils lui montré-

  1. Le connétable était Nuño Alvares Pereira.
  2. Le maréchal était en effet Alvaro Pereira, un des frères du connétable. Ses autres frères servaient dans l’armée castillane.
  3. Alcobaça.