Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/510

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
504
[1386]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

traire de grand’manière ; et que dedans un an toutes ces guerres seroient affinées.

Le roi de Castille s’apaisoit atant, pour ce qu’il n’en pouvoit autre chose avoir ; ni nul secours de France ne lui venoit fors ceux qui premiers étoient passés ; car tous chevaliers et écuyers, de comme lointaines marches que ils fussent du royaume de France, s’en alloient vers Paris et en Picardie, et puis vers Lille et vers Douay et Tournay ; et étoit le pays quatorze lieues de long et autre-tant d’esle tout rempli de gens d’armes et de leurs mesnies ; et étoit le peuple si grand, que il fut dit à ceux qui s’ensoignoient de la navie et qui en avoient le regard et la charge, que, quoique on eût grand nombre de naves, de gallées et de vaisseaux, si ne pourroient-ils pas passer du premier passage à quarante mille hommes près. Donc fut ordonné et avisé comment on feroit ; que on ne recueilleroit nul homme pour passer, si il n’étoit droit homme d’armes ; et ne pourroit un chevalier avoir que un varlet, et un grand baron, deux écuyers ; et ne passeroit-on nuls chevaux, fors que pour les corps des seigneurs. Et à tout ce faire et ordonner avoit-on mis à l’Escluse grand regard et fort ; ni nul n’étoit escript ni recueilli, si il n’étoit droit homme d’armes ; mais il y avoit tant de ribaudaille sur le pays en Flandre, en Tournesis, en la chastellerie de Lille et de Douay et en Artois, qu’ils mangeoient et rifloient tout, et là se tenoient aux frais et coûtages des povres hommes ; et étoient de ces pillards et mauvais garçons mangés leurs biens, ni ils n’en osoient parler ; et faisoient ces gens pis que les Anglois n’eussent fait, si ils eussent été logés au pays. Et étoit grand doute que, le roi et les seigneurs passés outre en Angleterre et tels gens demeurés derrière, que ils ne se missent ensemble et détruisissent tout, ainsi certainement que ils eussent fait si la chose fût mal allée.

Entrementres que le duc de Lancastre et la duchesse et leurs enfans et plusieurs seigneurs séjournoient en la ville de Saint-Jacques, se tenoient sur le pays chevaliers et écuyers et compagnons ; et viroient à l’avantage là où ils le pouvoient prendre, trouver ni avoir. Et advint que messire Thomas Moreaux, le maréchal de l’ost, en sa compagnie messire Manbruin de Lanières, messire Jean d’Aubrecicourt, Thierry et Guillaume de Soumain et environ deux cens lances et cinq cens archers chevauchèrent en Galice, et s’en vinrent à une ville fermée à sept lieues de Saint-Jacques, laquelle on appelle au pays Ruelles. Et avoient entendu que les vilains qui là demeuroient ne se vouloient tourner ; mais étoient tous rebelles, et avoient rué jus de leurs fourrageurs qui étoient repassés devant leurs barrières en revenant de fourrager, car ils avoient tellement rompu et brisé les chemins que on ne les pouvoit chevaucher fors que par devant leurs barrières ; et quand ils véoient leur plus bel, ils issoient hors et ruoient jus, comme forts larrons qu’ils étoient, tous passans, fussent fourrageurs ou autres ; dont les plaintes en étoient venues au maréchal, lequel y vouloit pourvoir, car c’étoit de son office. Si vint chevauchant le maréchal devant celle ville de Ruelles et mit pied à terre : aussi firent tous ceux de sa route devant les barrières de la ville. La gaitte de la ville avoit bien corné leur venue, dont les gens étoient tout avisés et avoient clos leurs barrières et leurs portes ; et n’étoit nul demeuré dehors, car il n’y faisoit pas sain pour eux ; mais étoient tous montés sur leurs murs. Le maréchal, quand il en vit le convenant, que ils se faisoient assaillir, il se tint tout coi et dit à messire Jean d’Aubrecicourt et à messire Thierry de Soumain : « Montez sur vos chevaux et chevauchez autour de celle ville, et regardez où nous les pourrons le plus aisément assaillir sans nos gens blesser. » Ils répondirent : « Volontiers. » Si montèrent sus leurs chevaux autour de la ville : elle n’étoit pas de grand circuit, si eurent plutôt fait ; et avisèrent bien les lieux, et retournèrent devers le maréchal qui les attendoit. Si dirent : « Sire, en toute celle ville n’a que deux portes ; vous êtes sus l’une, et l’autre siéd à l’opposite au lez de là ; ce sont les deux lieux qui nous semblent le moins grevables pour assaillir, car autour de celle ville les fossés sont parfons et mal aisés à avaler et encore pires au monter pour les ronces et les épines qui les encombrent. » — « Je vous en crois bien, dit le maréchal ; je demeurerai ci atout une quantité de nos gens, et vous et Maubruin vous irez commencer l’assaut de l’autre part. Je ne sais comment il nous en venra ; mais je vois ces vilains trop volontiers qui s’appuyent sur ces créneaux et qui nous regardent quelle chose nous ferons : véez-les ; ils sont plus rébarbatifs que singes