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LIVRE III.

dailles daille, que jamais pied n’en puisse retourner ! »

Or vint le roi de France à Lille en France, et ses deux oncles avec lui, le duc de Bourgogne et le duc de Bourbon ; car le duc de Berry étoit derrière en son pays, et ordonnoit ses besognes. Avecques le roi étoient à Lille le duc de Bar, le duc de Lorraine, le comte d’Ermignac, le comte de Savoie, le comte Daulphin d’Auvergne, le comte de Genève, le comte de Saint-Pol, le comte d’Eu, le comte de Longueville, le sire de Coucy, messire Guillaume de Namur, et de grands seigneurs de France si très grand’foison, que je ne les viendroi jamais à fin de tous nommer ; et disoit-on que ils devoient bien passer en Angleterre vingt mille chevaliers et écuyers ; au voir dire, c’étoit belle compagnie ; et environ vingt mille arbalêtriers, parmi les Gennevois, et bien vingt mille gros varlets. Encore étoit messire Olivier de Cliçon en Bretagne, et ordonnoit ses besognes et sa navie à Lautriguier en Bretagne. Et devoit venir en sa compagnie la ville charpentée de bois, laquelle on devoit asseoir sitôt que on auroit pris terre en Angleterre, si comme ci-dessus est contenu. Avecques le connétable de France devoient venir tous les meilleurs chevaliers et écuyers du royaume de France et de Bretagne, le vicomte de Rohan, le sire de Rays, le sire de Beaumanoir, le sire de Laval, le sire de Rochefort, le sire de Malestroit, le vicomte de Combour, messire Jean de Malestroit, le sire de Dignant, le sire d’Ancenis et bien cinq cents lances de Bretons, toutes gens d’élite ; car telle étoit l’intention du connétable, et avoit toudis été, que jà homme ne passeroit en Angleterre, si il n’étoit droit homme d’armes et de fait ; et avoit dit à l’amiral : « Gardez-vous bien que vous ne chargiez le navire de nul varlet ni de nul garçon, car ils nous porteroient plus d’arriérance que d’avantage ni de profit. » Et ne pouvoient deux ou trois chevaliers, si ils n’étoient trop grands maîtres, et que ils ne prissent nefs et vaisseaux à leurs deniers, mener ni passer que un cheval outre et un varlet.

Au voir dire, les choses étoient moult bien limitées et ordonnées ; et c’est là la supposition de plusieurs, si ils pussent être arrivés tous ensemble en Angleterre et prendre terre là où ils tendoient à venir, c’étoit à Orvelle, près de Nordvich, ils eussent moult ébahi le pays ; et aussi eussent-ils fait, il n’est mie à douter, car les grands seigneurs s’en doutoient, les prélats, les abbés et les bonnes villes ; mais les communautés et les povres compagnons qui se vouloient aventurer n’en faisoient compte : aussi ne faisoient povres chevaliers et écuyers qui désiroient les armes et à gagner ou tout perdre ; et disoient l’un à l’autre : « Dieu ! comme il nous appert une bonne saison. Puisque le roi de France veut venir par deçà, c’est un vaillant roi et de grand’emprise. Il n’y ot, passé a trois cents ans, roi en France de si grand courage ni qui le vaulsist. Il fera ses gens bons hommes d’armes, et ses gens feront vaillant roi ; benoit soit-il quand il nous veut venir voir. À ce coup serons-nous tous morts ou tous riches, nous n’en pouvons attendre autre chose. »

CHAPITRE XLV.

Comment ceux d’Angleterre payoient tailles dont ils murmuroient grandement, et du conseil que messire Symon Burlé donna à l’abbé et couvent de Saint-Thomas de Cantorbie.


Si l’apparence étoit belle et grande en Flandre et à l’Escluse pour aller en Angleterre, aussi étoit l’ordonnance grande et belle en Angleterre ; et je vous en ai ci-dessus, je crois, dit aucune chose, si m’en passerai atant. Et si les coûtages et les tailles en étoient grandes en France, aussi étoient elles grandes en Angleterre ; et tant que toutes gens s’en douloient. Mais pour ce que ce commun véoit que il besognoit, il s’en portoit plus bellement. Si disoient-ils bien : « C’est trop sans raison que on nous taille maintenant pour mettre le nôtre aux chevaliers et écuyers ; car pourquoi il faut que ils défendent leurs héritages. Nous sommes leurs varlets, nous leur labourons les terres et les biens de quoi ils vivent, nous leur nourrissons les bêtes de quoi ils prennent les laines. À tout considérer, si Angleterre se perdoit, ils perdroient trop plus que nous. »

Nonobstant leurs paroles, tous payoient ceux qui taillés étoient, ni nul n’en étoit déporté ; et fut en Angleterre en ce temps élevée une taille, pour mettre défense au pays, de deux millions de florins, dont l’archevêque d’Yorch, frère germain au seigneur de Neufville et le comte d’Asquesuffort, messire Nicholle Bramber, messire Michel de la Pole, messire Symon Burlé, messire Pierre Goulouffre, messire Robert Tresilien, messire Jean de Beauchamp, messire