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LIVRE III.

soit compte d’occire un homme, non plus comme une bête. Or devez-vous savoir, pour approcher les besognes, que, quand les nouvelles vinrent premièrement en Auvergne et en Limousin pour celle taille lever et recueillir, commune renommée couroit que ceux de Ventadour se départiroient de leur fort, et rendroient la garnison au duc de Berry ; et en seroit ie pays quitte et délivré. Pour ces nouvelles s’accordèrent toutes gens à la taille ; et payoient moult volontiers. Quand les bonnes gens virent le contraire, et que ceux qui le plus soigneusement couroient sur le pays étoient ceux de Ventadour, si furent tous déconfits ; et tinrent leur argent de la première cueillette à perdu : et dirent que jamais ne payeroient croix, ni maille, ni denier, si ceux de Ventadour n’étoient tellement contraints, qu’ils ne pussent issir hors de leur fort.

Les nouvelles en vinrent au duc de Berry, qui étoit souverain regard, et avoit tout le pays d’Auvergne, de Rouergue, de Quersin, de Gevaudan et de Limusin en garde. Si pensa sus un petit, et dit que les bonnes gens avoient grand droit de cela dire et faire, et que voirement on s’acquittoit petitement quand on n’y mettoit tel siége qu’ils ne pussent issir hors de leur fort. Adoncques furent ordonnés, de par le duc de Berry, et aux coustages du pays la greigneur partie, quatre cens lances de bonnes gens d’armes, pour assiéger Ventadour, par bastides ; desquels gens d’armes on fit souverains capitaines messire Guillaume de Lignac et messire Jean Bonne-Lance, un gracieux et vaillant chevalier de Bourbonnois. Or s’en vinrent ces chevaliers et seigneurs, et ces gens d’armes, mettre le siége au plus près qu’ils purent de Ventadour. Et mirent bastides en quatre lieux ; et firent faire, par les hommes du pays, grands tranchis et roullis sur les détroits par où ils avoient usage de passer et de repasser ; et leur furent faites moult d’estraintes. Mais Geoffroy Tête-Noire n’en faisoit que peu de compte, car il sentoit la garnison pourvue de toutes choses, et ne leur venist-il rien de nouvel pour eux rafreschir, de sept ans[1] ; et si siéd le chastel en si fort lieu, et sur telle roche, que assaut qu’on lui peut faire ne lui peut porter nul dommage. Et, nonobstant ces siéges et ces bastides, si issoient-ils à la fois hors, par une poterne qui ouvre entre deux roches, à la couverte, aucuns compagnons aventureux, et chevauchoient sur le pays pour trouver aucuns bons prisonniers. Autre chose ne ramenoient-ils en leur fort, car ils ne pussent, pour les étroites montagnes et divers passages où ils passoient : et si ne pouvoit-on leur clorre, de nul côté, celle issue ni celle allée, si à l’aventure, sept ou huit lieues en sus de leur fort, on ne les trouvoit sur les champs. Et quand ils étoient rentrés en la trace de leur chemin, qui bien duroit trois lieues, ils étoient aussi assurés que donc que ils fussent en leur garnison. Ainsi tinrent-ils celle ruse un long temps ; et fut le siége plus d’un an devant le chastel, par l’ordonnance que je vous dis ; mais on leur tollit grand’foison de rédemption du pays et des pactis. Nous nous souffrirons à parler de Ventadour, et nous nous rafreschirons d’autres matières.

CHAPITRE XCVIII.

Comment le duc de Bourgogne envoya quatre cens lances à la duchesse de Brabant ; et comment ils surprirent et brûlèrent la ville de Straulle en Guerles.


Le duc de Bourgogne ne mit pas en oubli ce qu’il promit à faire à sa belle ante, la duchesse de Brabant ; mais ordonna environ quatre cens lances de bonnes gens d’armes, Bourguignons et autres ; et en fit souverains capitaines deux chevaliers : le premier, messire Guillaume de la Trémoille, Bourguignon ; et l’autre, sire Servais de Méraude, Allemand, et leur dit : « Vous vous en irez, à tout votre charge, sur les frontières de Brabant et de Guerles, là où notre belle ante et son conseil vous ordonneront à tenir et être : et faites bonne guerre ; nous le voulons. »

Les deux chevaliers répondirent que ils étoient tout appareillés à faire ce qu’on voudroit. Si ordonnèrent leurs besognes, et mandèrent leurs gens ; et passèrent outre, le plus tôt qu’ils purent ; et s’avallèrent devers Brabant, et signifièrent leur venue à la duchesse, et passèrent parmi sa terre de Luxembourc. Ils furent mis et menés, par l’ordonnance du maréchal de Brabant et du conseil de la duchesse, dedans les trois chastels que le duc de Guerles chalengeoit, et lesquels il vouloit avoir, pour tant qu’ils avoient été engagés, Gaugelch, Buch, et Mille. Et là se tinrent

  1. C’est-à-dire, lors même que de sept ans ils ne pourraient avoir aucune nouvelle provision.