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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

en garnison ; et firent bonne frontière, et étoient à la fois sur les champs pour rencontrer leurs ennemis. Le duc de Guerles se fortifia à l’encontre, et pourvéy ses villes et ses chastels à l’encontre de ses ennemis, car il vit bien que la guerre étoit ouverte. Or advint aussi, que messire Guillaume de la Trémouille, qui se désiroit à avancer et à faire chose par quoi on sçût qu’il étoit au pays, jeta sa visée un jour sur une ville en Guerles, à quatre lieues de son fort, laquelle on appelle Straulle. Si en dit secrètement toute son intention à messire Servais de Méraude, son compagnon, et l’emprise qu’il vouloit faire. Le chevalier s’y accorda légèrement, car il se désiroit aussi à armer et chevaucher ; et cueillirent leurs compagnons des garnisons qu’ils tenoient ; et se trouvèrent tous ensemble ; et se départirent environ mie-nuit de Buch et chevauchèrent le grand trot vers Straulle ; et avoient guides qui les menoient, et vinrent sur le jour assez près de Straulle. Adoncques s’arrêtèrent-ils, et prirent illecques nouvelle ordonnance. Et me fut dit que messire Servais, atout trente lances d’Allemagne, se départit de celle route, pour venir devant, conquérir la porte et là tenir, tant que messire Guillaume de la Trémouille et la grosse route seroient venus ; car à chevaucher tant de gens ensemble, on s’en apercevroit ; mais, pour un petit de gens, on cuideroit que ce fussent gens que le duc de Guerles y envoyât, pour rafreschir la garnison, ou que ses gens chevauchassent de garnison à autre.

Ainsi fut fait comme il fut ordonné ; et se départit messire Servais de Méraude atout trente lances d’Allemands, et chevauchèrent tout devant celle place de Straulle. Bien trouvèrent sur le chemin, du matin, hommes et femmes qui alloient en la ville, car en ce jour il étoit jour de marché ; et, ainsi comme ils les trouvoient, ils les saluoient en Allemand et passoient outre. Ces gens du pays cuidoient que ce fussent des gens du duc de Guerles qui vinssent là en garnison. Messire Servais et sa route chevauchèrent tant qu’ils vinrent à la porte, et la trouvèrent toute ouverte et à petit de garde ; et étoit si matin que moult de gens étoient encore en leurs lits. Ils s’arrêtèrent là, et furent seigneurs de la porte ; et véez-ci venir tantôt, les grands gallops, messire Guillaume de la Trémouille et sa grosse route ; et se boutèrent en celle ville en écriant leurs cris. Ainsi fut la ville gagnée ; ni oncques défense n’y eut, car les hommes de la ville qui point ne pensoient que François dussent faire telle emprise étoient encore en leurs lits. Ce fut la nuit Saint-Martin, en hiver, que celle entreprise fut faite, et la ville de Straulle en Guerles gagnée ; et vous dis que, trois jours en devant, y étoit entré un chevalier d’Angleterre, atout dix lances et trente archers que le roi d’Angleterre y avoit envoyés. On nommoit le chevalier messire Guillaume Fit-Raoul. À cette heure, que l’estourmi monta, et le haro, il étoit en son hôtel et se commençoit à découcher. Si entendit les nouvelles que leur ville étoit prise. « Et de quelles gens ? » demanda-t-il. « De Bretons, » répondirent ceux qui à lui parlèrent. « Ha ! dit-il, Bretons sont malles gens ; ils pilleront et ardront la ville, et puis ils s’en partiront. Et quel cri crient-ils ? » — « En nom Dieu, sire, ils crient : la Trémouille ! »

Adonc fit le chevalier anglois fermer et clorre son hôtel et s’arma, et tous ses gens aussi, et se tint là dedans, pour savoir si point de rescousse y avoit ; mais nenny, car tous étoient si ébahis, qu’il fuyoient l’un çà l’autre là, les povres gens au moustier, et les autres vuidoient la ville, par une autre porte, et guerpissoient tous. Les François boutèrent le feu en la ville, pour encore ébahir plus fort les gens, en plusieurs lieux ; mais il y avoit de grands hôtels de pierre et de brique ; si ne s’y pouvoit le feu attacher ni prendre légèrement. Nequedent la greigneur partie de la ville fut arse, et si nettement pillée et robée, que rien de bon n’y demoura tant qu’ils le pussent trouver ; et eurent des plus riches hommes de la ville à prisonniers ; et fut pris le chevalier anglois en bon convenant ; car, quand il vit que tout alloit mal, il fit son hôtel ouvrir, car il doutoit le feu, pourtant que de premier il véoit grands fumées en la salle ; et se mit tout devant son hôtel, son penon devant lui, et ses gens, archers et autres, et là se défendirent vaillamment et bien ; mais en la fin il fut pris, et se rendit prisonnier à messire Guillaume de la Trémouille, et toutes ses gens furent pris, et petit en y eut de morts.

Quand les François eurent fait leur volonté de la ville de Straulle en Guerles, et leur varlets eurent mis à voie tout leur pillage, ils se départirent, car ils n’eurent pas conseil d’eux là tenir ;