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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

noient à grand’déplaisance ; car il véoit bien ses besognes trop troubles et obscures, ainsi que les infortunes, à la fois, à toutes gens viennent soit en bien, soit en mal quand on s’en donne le moins de garde ; car quand il se départit du royaume d’Angleterre, bien accompagné de bonnes gens d’armes et d’archers, il cuidoit bien autrement exploiter en Castille qu’il ne fit. Il véoit et oyoit recorder, quand il en vouloit demander, que sur quinze jours il avoit reperdu en Galice ce que au conquerre il avoit mis largement seize semaines ; et avecques tout ce, ses gens étoient morts et épars, l’un çà et l’autre là ; ni nul confort il n’espéroit à avoir d’Angleterre, car les Anglois étoient tous lassés de celle guerre d’Espaigne. Elle leur étoit trop dure et trop lointaine. Et si sentoit bien aussi que le royaume étoit en autre état.

Or ne voyoit le duc de Lancastre sur ses affaires nul bon moyen ni reconfort en ses besognes. Petit en parloit, mais moult fort y pensoit : et figuroit à la fois, en ses imaginations, son voyage, à l’emprise et voyage de son cousin le duc d’Anjou qu’il avoit fait au royaume de Naples. Car, au départir du royaume de France, il s’en y étoit allé bien garni, et aussi étoffement que nul sire pourroit être allé, en grand arroi, riche, noble et puissant, et grand’foison de belles gens et bonnes gens d’armes ; et la fin avoit été telle, que tout mort et tout perdu avoit.

Ainsi comptoit le duc de Lancastre son fait tout à néant. Et le déconfort qu’il prenoit à la fois ce n’étoit pas merveilles, car le comte de Foix qui se tenoit en Béarn, en son pays, et qui avoit grand sens et imaginatif, comptoit aussi en parlant entre les siens, le duc de Lancastre pour tout perdu, tant qu’à la conquête du royaume de Castille. Le duc de Lancastre qui sage et vaillant prince étoit, entre ces déconforts étoit patient ; et recevoit à la fois un très grand réconfort. Je vous dirai de quoi et comment. Il véoit une belle fille qu’il avoit de madame Constance, sa femme, qui fille avoit été du roi Dam Piètre, et en quelle instance[1] il faisoit la guère en Castille. Si pensoit et disoit ainsi : « Si la fortune pour le présent m’est dure et diverse, elle se retournera pour ma fille, qui est belle et jeune, et à venir, car elle a grand droit au halenge et héritage de Castille, de par son tayon et de par sa mère. Quelque vaillant homme de France ou d’ailleurs la convoitera, tant pour l’héritage qui de droit lui doit revenir, que pour son lignage, car elle peut bien dire qu’elle est de la plus haute et noble extraction des Chrétiens. »

Si eût volontiers vu le duc de Lancastre, que nouvelles et traités lui fussent venus de France, car bien savoit que le jeune roi de France avoit un jeune frère qui s’appeloit duc de Touraine ; et disoit ainsi sur le point de son reconfort : « Par ce jeune fils le duc de Touraine se pourroit recouvrer notre droit en Castille ; car il est vérité que la puissance de France a mis et tient nos adversaires en l’héritage de Castille. Aussi s’ils vouloient le contraire, ce leur seroit moult léger à faire, de mettre jus ceux qui en sont en possession, et y remettre ma fille, au cas qu’elle auroit le frère du roi de France. »

Sur ces imaginations s’arrêta tant le duc de Lancastre, que aucuns apparens il en vit, non pour Louis le duc de Touraine, mais pour autrui ; et qui étoit bien taillé de faire un grand fait en Castille : car pour ce temps il avoit la greigneur partie du royaume de France, et par lui étoit tout fait, et sans lui n’étoit rien fait. Je le vous nommerai ; c’est le duc de Berry.

Vous savez, si comme il est ci-dessus contenu en notre histoire, comment le duc de Berry et son fils étoient veufs de leurs deux femmes. Ce sais-je tout sûrement, car je, auteur et augmenteur de ce livre, pour ces jours j’étois sur les frontières de ce pays de Berry et de Poitou, en la comté de Blois, de-lez mon très cher et honoré seigneur le comte Guy de Blois, pour le quel celle histoire est emprise, poursuivie et augmentée. Le duc de Berry, entre toutes autres imaginations et plaisances qu’il avoit, c’étoit celle de lui remarier ; et disoit entre ses gens moult souvent, une heure en revel et l’autre en sens, qu’un hôtel d’un seigneur ne vaut rien sans dame, ni un homme sans femme. Donc lui fut dit de ceux où il se fioit le plus et découvroit de ses secrets et besognes : « Monseigneur, mariez Jean votre fils ; si en sera votre hôtel plus lie et de beaucoup mieux refait. » — « Ha, disoit le duc, il est trop jeune. » — « Trop jeune ! disoient ses gens. Et vous voyez que le comte de Blois a marié Louis son fils qui est

  1. Au nom de laquelle.