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LIVRE III.

aucques de son âge à Marie votre fille. » — « Il est vérité, disoit le duc. Or nommez femme pour lui. » — « Nous vous nommons la fille au duc de Lancastre. »

Adoncques pensa le duc de Berry sur celle parole, et n’en répondit pas si tôt ; et entra en imagination trop grande ; et s’en découvrit à ceux qu’il tenoit ses plus secrets ; et dit : « Vous parlez de marier Jean, mon fils, à ma cousine, la fille au duc de Lancastre. Par Saint Denis, vous m’en avez avisé, ce sera une bonne femme pour nous. Or tôt, on escrisse à notre cousin de Lancastre ! Il se tient à Bayonne, si comme je suis informé. Je lui vueil signifier que je lui envoyerai hâtivement de mon conseil, pour traiter de mariage. Pour moi le dis, non pour mon fils. Je le marierai ailleurs. »

Quand les conseils du duc de Berry l’entendirent ainsi parler, si commencèrent tous à rire. « Et de quoi riez vous ? » demanda le duc. « Nous rions, monseigneur, de ce que vous montrez que vous avez plus cher un profit pour vous que pour votre fils. » — « Par ma foi ! dit le duc, c’est raison ; car jamais beau cousin de Lancastre ne s’y accorderoit si tôt à mon fils, comme il feroit à moi. »

Adonc furent sans nul délai lettres escriptes, et messages honorables envoyés en la haute Gascogne et à Bayonne, devers le duc de Lancastre. Quand ces messagers furent venus jusques au duc de Lancastre, ils baillèrent leurs lettres. Il les prit et les ouvrit : et les lut. Quand il eut bien conçu la matière et la substance dont ces lettres parloient, si en fut grandement réjoui ; et fit aux messagers bonne chère ; et leur montra bien qu’il les avoit pour agréables ; et rescripvit par eux, devers le duc de Berry moult aimablement : et montroient ses escriptures qu’il entendroit liement et volontiers à celle matière, et qu’il en avoit grand’joie. Les messagers se mirent au retour ; et trouvèrent leur seigneur en Poitou, qui s’ordonnoit pour retourner en France ; car le roi et le duc de Bourgogne, pour l’état de Bretagne, l’avoient étroitement mandé. Il prit les lettres que son cousin de Lancastre lui avoit envoyées ; il les ouvrit, et les lut, et de la réponse il eut grand’joie, et s’avisa qu’il poursuivroit son procès : mais le voyage de France ne pouvoit-il laisser. Nonobstant, quoi que il se mît au chemin pour le plus court comme il put aviser, il escripvit devers un sien chevalier qui s’appeloit messire Hélion de Lignac qui pour ce temps étoit sénéchal de la Rochelle, et lui mandoit par ses lettres que, icelles vues, il ordonnât sagement et bellement ses besognes en la Rochelle et au pays de Rochelois ; et puis le suivît à Paris, car là le trouveroit-il et qu’en ce il n’y eût nul défaute.

Quand messire Hélion de Lignac, qui se tenoit en la bonne ville de la Rochelle, car il en étoit sénéchal, entendit ces nouvelles, et vit les lettres et le scel du duc de Berry qui le mandoit si hâtivement, si s’ordonna sur ce, et pour venir et aller en France. À son département il institua à la Rochelle, deux chevaliers vaillans hommes à être capitaines et souverains, de par lui, en toute la marche et sénéchaussée de Rochelois. Les deux chevaliers étoient du bon pays de Beausse ; et appeloit-on l’un, messire Pierre de Yon, et l’autre, messire Pierre Taillepié. Et depuis celle ordonnance faite, messire Hélion se mit au chemin pour venir en France, et tout par le plus court chemin comme il pouvoit, car il ne savoit que le duc de Berry lui vouloit qui, si hâtivement le mandoit.

Or vous parlerai un peu du duc de Lancastre qui se tenoit à Bayonne, et lequel avoit grand’imagination sur ces besognes ; et de quoi son cousin le duc de Berry lui avoit escript premièrement il ne voult pas qu’elles fussent celées, mais publiées par tout, afin que ses ennemis pensassent sus, et que ses traités fussent sçus en l’hôtel du roi Jean de Castille. Si escripvit le duc de Lancastre tout l’état, et, dedans ses lettres, la copie des lettres que le duc de Berry lui avoit envoyées et escriptes ; et montroit par ses escripts à ceux auxquels il escripvoit, qu’il avoit grand’affection à celle matière et traité du mariage de sa fille et du duc de Berry qui se devoit entamer. Et escripvoit tout premièrement au comte de Foix, pourtant qu’il savoit bien qu’en son hôtel retournoient toutes manières de chevaliers et d’écuyers étrangers allans en Espaigne, tant devers le roi d’Espaigne comme en le pélerinage de Saint-Jacques ; et en escripvit aussi devers le roi de Navarre qui avoit la sœur de ce roi de Castille dont il avoit eu moult d’enfans ; à celle fin aussi que ces nouvelles fussent affirmées et certifiées en l’hôtel d’Espaigne, mieux et plus créablement par lui que par paroles volans. Encore en escripvit-il aussi