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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

devers le roi de Portingal, mais il n’en escripvit point en Angleterre devers le roi ni devers ses frères, car bien savoit que, si les Anglois le savoient, ils ne lui en sauroient nul bon gré ; ainsi comme ils ne firent, si comme je vous dirai quand je serai venu jusques là à traiter de la matière. Mais nous cesserons ici un petit à parler de celle matière, et parlerons de celle du duc de Bretagne, car l’histoire le veut, le demande et désire.

CHAPITRE CVIII.

Comment le sire de Coucy et autres barons de France furent envoyés devers le duc de Bretagne ; et comment, devant leur arrivée vers lui, il rétablit, aux gens du connétable, les places qu’il avoit, de lui.


Quand le duc de Berry fut venu en France de-lez le roi et le duc de Bourgogne son frère et leurs consaux, comme l’évêque de Langres, l’évêque de Laon, le sire de Coucy et les barons de France, qui du détroit et secret conseil étoient, si eurent plusieurs colations de parlemens ensemble, tant pour l’état de Guerles où le roi avoit très grand’imagination d’aller, que pour le duc de Bretagne qu’on ne pouvoit mettre à raison et qui ne vouloit obéir. Et ne savoit-on envers lui qui envoyer, pour sagement traiter et doucement, et aussi qu’il voulsist croire : car jà y avoient été plusieurs vaillans hommes et sages, et qui bien s’étoient acquittés de remontrer droiture, et ce pourquoi ils étoient là venus et envoyés ; mais tout étoit retourné à néant, car on n’y avoit rien besogné de clair ni exploité. Dont le conseil du roi étoit tout troublé. Car on entendoit que le duc de Bretagne avoit, tout l’hiver et tout le temps, pourvu ses villes et ses chastels ; et montroit par ces apparens qu’il avoit plus cher la guerre que la paix. Et disoient bien les plus sages du conseil de France. « On parle d’aller en Allemagne, mais on devroit parler d’aller en Bretagne, et ruer jus de tous points ce duc qui est si hautain, et a toujours été, contre la couronne de France, qu’il ne veut obéir ni ne daigne. On n’aura jà nulle raison de lui si on ne remet en lui tout son mau-talent outre ; et, si on ne l’y met, il est par trop présomptueux. Il ne craint, aime, ni prise nullui. C’est une chose toute claire. Si le roi va en Allemagne et il denue son royaume de gens d’armes, ainsi qu’il convient qu’il fasse, car il n’y peut pas aller s’il n’y va très grandement bien pourvu, ce duc de Bretagne mettra les Anglois en son pays ; et entreront en France ; et jà davantage en sont les apparences trop grandes, car il y a une grosse armée de gens d’armes et d’archers anglois sur la mer, laquelle ne se départira point des bandes de Bretagne, tant qu’ils le puissent amender ; et où que la mer ou les grands vents les reboutent, toujours reviennent-ils devant Bretagne, et se tiennent là à l’ancre : si convient et est de nécessité qu’on ait à lui guerre ouverte, ou la paix. » Et disoient les aucuns, qui grandement imaginoient ce fait : « Ce seroit bon qu’on y envoyât de rechef l’évêque de Langres et le comte de Saint-Pol, car ces deux, duc et comte, eurent par mariage les deux sœurs[1]. » — « Nenny, répondit messire Yves Derrient qui étoit vrai Breton ; puisque de rechef vous voulez envoyer devers le duc, vous n’y pouvez envoyer de meilleur traiteur, ni plus agréable pour lui, que le seigneur de Coucy ; car aussi bien eurent-ils deux serours, et se sont toujours entr’aimés ; et souloient l’un à l’autre, quand ils s’escripvoient, escripre : beau-frère, et avec le seigneur de Coucy boutez-y ceux que vous voudrez. » — « Or nommez, maître Yves, puisque vous avez commencé, » dit le duc de Bourgogne. « Volontiers, dit-il, mais qu’il vous plaise. Avecques le seigneur de Coucy iront messire Jean de Vienne et le sire de la Rivière. Ce sont trois seigneurs très bien pourvus, et qui l’amèneront à raison, si jamais y doit venir. » — « Et nous le voulons, » répondirent les ducs de Berry et de Bourgogne.

Donc furent-ils chargés de quoi ils devoient parler, et sur quoi ils se devoient fonder, et toujours sur la plus douce voie qu’on pût aviser ; mais ils ne se départirent point si très tôt de Paris. Le duc de Bretagne sçut, avant que les seigneurs se missent à voie ni au chemin, qu’ils devoient venir en Bretagne, pour parler à lui : mais il ne savoit pas, aussi ne faisoient pas ceux qui l’informèrent, leur charge. Toutefois il véoit bien que la chose touchoit grandement, puisque le sire de Coucy y venoit. Si eut plusieurs ima-

  1. Elles étaient filles du premier mariage de la princesse de Galles : le duc de Bretagne épousa l’une en second mariage, et le comte de Saint-Pol l’autre. Quant au sire de Coucy, il épousa une des filles du roi Édouard d’Angleterre et le duc de Bretagne l’autre, en premières noces.