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LIVRE III.

de bien lui avoient conseillé ce et recordé, et comment pour le mieux on se pourroit chevir et ordonner. Ceux le conseillèrent loyaument, selon le mestier du fait et que la matière le demandoît, si comme je vous dirai.

Vous savez, comme il est ci-dessus bien derrière, en notre histoire traité, comment le roi Henry d’Espaigne s’apaisa au roi Piètre d’Arragon. Par cel apaisement le roi d’Arragon donna sa fille au fils du roi de Castille ; ce fut ce Jean qui pour le présent est roi ; et, parmi la conjonction de ce mariage, ils demourèrent en paix, eux et leurs royaumes. Ce Jean, fils du roi Henry, eut de cette fille d’Arragon un fils ; et puis se mourut la dame. Après la mort de la dame et la mort du roi Henry, le roi Jean de Castille, par le conseil de ses hommes, se remaria à la fille du roi Ferrand de Portingal, madame Béatrice ; et en celle il eut madame Aliénor de Coingne. Ce fils de la fille au roi d’Arragon on l’appeloit Henry ; et étoit beau fils et bien venant, mais il étoit moult jeune. Si que le conseil du roi de Castille lui disoit ainsi : « Sire, nous ne voyons en ces choses dont nous vous parlons, qu’un seul moyen. » — « Quel est-il ? » dit le roi Jean. « Nous le vous dirons. C’est de votre fils l’enfant Henry de Castille, qui seroit bien taillé de rompre ce mariage qui se traite au duc de Berry, et d’avoir la fille au duc de Lancastre ; et croyons que le duc et la duchesse auroient plus cher à marchander à vous et à votre fils, qu’ils n’auroient au duc de Berry. » — « En nom Dieu ! dit le roi de Castille, vous parlez bien, et je vueil entamer celle matière ; car aussi nos gens s’y inclineront moult volontiers, car parmi ce mariage auront-ils paix aux Anglois par mer et par terre. Or regardons qui pourra, au nom de nous, et pour traiter sagement, aller devers le duc de Lancastre. » — « Sire, dirent-ils, il convient que vous ayez, en ces traités portant, gens moult discrets, et que la chose soit sagement et couvertement demenée, par quoi vous n’enchéez en l’indignation du roi de France ni des François, car aujourd’hui les envies sont grandes, et est plutôt cru qui rapporte le mal que le bien, et le mal plutôt élevé que le bien. Quand on saura que vous traiterez devers le duc de Lancastre, on voudra en l’hôtel de France savoir de quoi ni sur quoi vos traités se fonderont ni ordonneront, pour la cause des grandes alliances que le roi de bonne mémoire, votre père, eut jadis et scella et confirma aux François ; et aussi les François vous ont toujours fait votre guerre. Si vous faudra secrètement faire vos traités, et envoyer devers le duc de Lancastre hommes sages et couverts, et qui bien cellent toute votre affaire ; et non pas y envoyer par bobant, mais moyennant tant que les choses se feront, si elles doivent avenir, en bon état et sûr. » — « Il est vérité, ce dit le roi. Or nommez qui est idoine ni taillé d’aller en ce voyage. » — « Sire, on y envoyera votre confesseur, frère Ferrant de Sorie, et aussi l’évêque de Seghense, qui fut jadis confesseur du roi votre père, et Pierre Gadeloupes, qui est bien enlangagé. » — « Or soit, dit le roi de Castille, je le vueil. Qu’on les mande et informe de ce qu’ils diront. Autrefois ont-ils voulu traiter de la paix, mais ils n’en purent être ouïs, tant de notre côté que du duc de Lancastre, car le duc et son conseil vouloient que je me démisse de la couronne ; ce que je ne ferois jamais. »

Lors furent mandés les trois dessus nommés en la ville de Burges en Espaigne, où le roi se tenoit. Si leur fut dit du roi et de son détroit conseil, qu’ils s’en iroient vers Bayonne parler au duc de Lancastre. Ils répondirent que le message et le voyage ils feroient volontiers. Si s’en chargèrent et se mirent à chemin, non en trop grand état, mais tout rondement ; car ils ne vouloient pas donner à entendre qu’ils allassent devers le duc de Lancastre en ambaxaderie, pour traiter de nulle alliance, car ils ne savoient encore comment ils exploiteroient. Si entrèrent en Navarre, et vinrent à Pampelune, et là trouvèrent le roi et la roine ; et tout premièrement ils se trairent devers la roine, pour tant qu’elle étoit sœur du roi de Castille, leur seigneur. Elle leur fit bonne chère, mais point ne se découvrirent à li de chose nulle qu’ils eussent à faire. Aussi ne firent-ils au roi. Et passèrent outre le comble de Pampelune et les montagnes de Roncevaux, et entrèrent en Bascle, et chevauchèrent tant qu’ils vinrent à Bayonne, la bonne ville.

Quand ces ambaxadeurs de Castille furent venus à Bayonne, encore étoit là messire Hélion de Lignac, lequel étoit envoyé devers le duc de Lancastre de par le duc de Berry, ainsi comme vous savez ; mais depuis la venue des Castillans, il n’y séjourna pas longuement, car le