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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

fût venu chaudement sur notre déconfiture, avec ce qu’il avoit de gens, il nous eût recouvré. »

Et tant furent ces paroles demenées depuis en Angleterre, que il en eut blâme et reprise des barons de Northonbrelande qui là reçurent grand dommage, et lui fut bien dit et acertes. Mais il s’échauffa en disant : « Certainement, quand je me partis du Neuf-Chastel sur Thin, je ne savois nul convenant des amis ni des ennemis, ni savoir je ne pouvois, car je étois venu au Neuf-Chastel sur le tard. Et toutefois, pour être à la bataille, je me partis et fis vider tous ceux qui étoient avec moi, et fis mon plein pouvoir de venir jusques au lieu où les Escots étoient ; mais nos gens, par les fuyans qui s’en retournoient, s’ébahirent tellement, que quand je et messire Jean de Say et aucuns chevaliers qui là étoient, voulièmes aller avant et venir à la rescousse, nous ne trouvâmes point de-lez nous, la tierce partie de nos gens ; et par espécial, ceux de pied disoient qu’ils étoient si affoiblis et si foulés qu’ils ne vouloient aller plus avant. Et ainsi, quand je en vis le convenant, je eus conseil que de moi retraire. » Les aucuns tenoient la raison et l’excusance à bonne, et les autres non. Ainsi vont les choses ; ceux qui ont eu dommage se plaignent, et ceux qui ont fait profit à quoique ce soit jouissent.

Les Escots disoient ainsi : « Par la grâce de Dieu qui nous est belle, notre besogne se porta grandement bien, mais que le jeune comte de Douglas, notre capitaine, nous fût demeuré en vie. » Et les autres disoient : « On ne peut pas avoir les belles matières sans grands coûtages. Espoir s’il fût demeuré en vie, la chose ne fût pas tournée si comme elle est ; elle fût allée par un autre parti. » Et toutefois les Escots plaignoient moult la mort du gentil comte ; et au voir dire, elle faisoit moult à plaindre, car leur pays en étoit moult affoibli.

Quand ils furent, ainsi que tous, retournés de la chasse, messire David et messire Jean de Lindesée demandèrent leur frère messire Jacques de Lindesée, mais nul n’en savoit à dire des nouvelles dont ils étoient tant ébahis et émerveillés ; et ne doutèrent qu’il ne fût ou mort ou pris. Or vous dirai que il avint au dit chevalier d’Escosse[1].

CHAPITRE CXXIV.

Comment messire Mathieu Rademen se départit de la bataille pour s’en cuider sauver, et comment messire Jacques de Lindesée fut pris de l’évêque de Durem, et comment, après la bataille, les Escots se rassemblèrent et envoyèrent chevaucheurs pour découvrir le pays.


Vous savez, comment ici dessus est contenu, que messire Mathieu Rademen, capitaine de Bervich étoit monté à cheval quand il vit sa déconfiture, car lui tout seul ne le pouvoit pas recouvrer, À son département, messire Jacques de Lindesée étoit assez près de lui ; et vit comment cil se départoit. Messire Jacques, qui pour vaillance et pour gagner vouloit entrer en chace, avoit un bon coursier tout prest, si monta sus et entra en chasse après lui, la lance en sa main et la hache au col, et suivy le chevalier les grands galops, et éloigna la bataille et les siens. Et dura celle chasse entre eux deux plus de trois lieues angloises, car messire Mathieu étoit aussi bien monté sur bon coursier ; et n’étoient que eux deux sur le chemin ; et s’ils trouvoient nul fuyant ; ils n’en faisoient nul compte, mais les passoient, ou ils les détournoient. Une fois ou deux messire Jacques de Lindesée qui chassoit, et pas ne savoit qui, fors tant qu’il voyoit bien que cil étoit chevalier, et le suivoit de si près que de sa lance il le povoit bien atteindre s’il vouloit, lui avoit dit : « Retournez-vous ; ce n’est pas honneur de toujours fuir, je vous assure de tout homme fors de moi, et si vous me pouvez déconfire ; je suis messire Jacques de Lindesée. »

Quand messire Mathieu ouït celle parole, il s’arrêta sur son pas, et mit son épée devant soi, et montra chère et semblant de vaillant chevalier et de défense. Messire Jacques de Lindesée le cuida férir de sa lance, mais il faillit ; et quand il vit que il avoit failli, il la jeta jus et se prit à la hache, dont bien se sçut ensonnier, et l’Anglois son épée. Là commencèrent-ils à tournoyer ensemble moult longuement. En ce tournoiement, messire Jacques de Lindesée lui demanda en son langage : « Chevalier, qui es-tu ? » Il répondit : « Je suis Mathieu Rademen. » — « Voir, dit-il, puisque nous sommes en ce partie je te conquerrai ou tu me conquerras. »

Lors recommença la bataille et tout à cheval ; et n’avoit l’un autre défense d’armure que son épée, et l’autre sa hache. Messire Mathieu pér-

  1. Le manuscrit de Besançon diffère beaucoup dans ce chapitre et le suivant.