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LIVRE III.

dit son épée, car d’un coup de retour il lui vola hors de la main. Par ce parti fut pris et conquis l’Anglois, mais il dit bien : « Lindesée, vous me ferez bonne compagnie. » — « Par saint George, répondit le chevalier, vous dites voir. Et de commencement, puisque vous êtes mon prisonnier, que voulez-vous que je fasse ? » — « Je veux, dit messire Mathieu Rademen, que vous me fassiez grâce de retourner au Neuf-Chastel, et dedans le jour de la Saint-Michel je serai à Dumbare, ou en Haindebourch ou quelque port que vous voudrez en Escosse. » — « Je le veux, dit le chevalier d’Escosse. Dedans le jour que mis y avez vous serez à Haindebourch. »

À ces mots, ils prirent congé l’un de l’autre. Messire Mathieu Radmen s’en retourna vers le Neuf-Chastel, et chevaucha tout le petit pas, pourtant que son cheval étoit moult foulé.

Or vous recorderai-je une merveilleuse aventure qu’il avint au chevalier d’Escosse, laquelle ne fait pas à oublier, celle nuit, par incidence de fortune, et ainsi que les merveilles aviennent en armes et en amours. Messire Jacques de Lindesée put bien dire : « Au matin je cuidois avoir gagné, mais j’ai assez perdu à poursuivre les Anglois. » Je vous dirai pourquoi. Si très tôt, comme il eut pris congé à messire Mathieu Rademen, et que il se fut départi de lui, il entreoublia son chemin, et entra en une bruyère de broussis et de petit bois, et perdit de tout point son chemin, et bien s’en perçut, mais ce fut trop tard. Et entra en un sentier qui tiroit tout droit au Neuf-Chastel, et prit celui, car il cuidoit être à l’encontre d’Otebourch, où leurs gens étoient logés ; mais non étoit, car il s’éloignoit. Et ce fut à celle propre heure que l’évêque de Durem retournoit au Neuf-Chastel, si comme ici dessus je vous ai dit.

Le cheval de messire Jacques de Lindesée qui sentoit les chevaux des Anglois, se commença à hennir et à frongnier, et à frapper du pied en terre, et tourna celle part où les chevaux anglois étoient ; et cuida messire Jacques de Lindesée que ce fussent leurs gens, et qu’il fût joindant Otebourch, mais non étoit, car il se trouva ailleurs enclos tantôt des gens de l’évêque de Durem et de l’évêque proprement qui se mit tout devant quand il vit l’ombre du cheval, car il faisoit nuit et brun, et demanda en venant : « Qui est là ? Il faut qu’il soit ami ou ennemi, ou héraut ou ménestrel. » Messire Jacques répondit, qui n’avoit encore nul connoissance de l’évêque, et dît : « Je suis Jacques de Lindesée. » — « Chevalier, vous nous êtes le bien venu, dit l’évêque de Durem et je vous prends pour mon prisonnier. » — « Et qui êtes-vous ? dit le chevalier d’Escosse. » — « Je suis Robert de Neufville, prêtre et évêque de Durem. »

Messire Jacques de Lindesée vit bien que défense ne lui valoit rien, car il étoit enclos encore de eux soixante, si dit ainsi : « Et puisqu’il convient qu’il soit, Dieu y ait part. » Adonc tout en chevauchant, l’évêque de Durem en entrant ens ès faubourgs du Neuf-Chastel lui demanda du convenant des Escots, et quel chose l’avoit amené jusques à là. Tant que à répondre du convenant de ses gens il n’en savoit rien et s’en tut, mais il dit qu’il avoit poursuivi messire Mathieu Rademen, et fiancé prisonnier. « Et où est Rademen, » dit l’évêque ? — « En nom Dieu, dit-il, je ne le vis puis que je l’eus fiancé ; il s’en retira au Neuf-Chastel et je m’en allois à Otebourch. » — « Ce m’est avis, en nom Dieu, dit l’évêque, que vous aviez pris mal le chemin, car voici le Neuf-Chastel où nous entrons. » — « Je ne le puis amender, répondit le chevalier ; je avois assis à messire Mathieu Radmen son jour à venir à Haindebourch, mais je crois que il n’y ira pour celle querelle plus avant, et qu’il fera ainsi sa finance. » — « Il appert bien, dit l’évêque. »

À ces mots ils entrèrent dans la ville de Neuf-Chastel, et se trairent à leurs hôtels ; et pour le doute des Escots, ils se mirent à garder aux portes, aux tours et aux murs, et proprement l’évêque y fut à la barrière de la porte jusques au soleil levant.

Dessous la bannière du comte de la Marche et de Dumbar fut pris un écuyer de Gascogne, vaillant homme, qui s’appeloit Jean de Chastel-Neuf et prisonnier au comte ; et dessous la bannière de Mouret fut pris aussi un sien compagnon écuyer gascon qui s’appeloit Jean de Cantiront. La place fut toute délivrée avant que l’aube du jour apparût.

Les Escots se retrairent et mirent tous ensemble et envoyèrent gardes et chevaucheurs sur les champs sur les chemins de Neuf-Chastel pour savoir et entendre si Anglois se recueilleroient à la fin que ils ne fussent soubpris ; car Escots en leur pays sont gens qui savent bien guerroyer.