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LIVRE III.

des Anglois pour le présent et retournerons au jeune roi Charles de France qui de grand’volonté et à tout grand peuple, s’en alloit en Allemagne pour mettre à raison le duc de Guerles.

CHAPITRE CXXVI.

Comment le roi de France entra en la duché de Luxembourg, poursuivant son voyage de Guerles ; et comment le duc de Juliers, père du duc de Guerles, s’étant venu excuser et décharger de la faute de son fils, fut reçu en grâce du roi duquel il releva la terre de Vierson en Berry, lui en faisant hommage.


Quand le roi de France et tout son ost eut passé la rivière de Meuse, au pont à Morsay, ils prirent le chemin d’Ardennes et de la duché de Luxembourg : et toujours étoient les ouvriers devant qui abattoient les bois et les buissons, et faisoient les chemins unis. Moult étoient les arrois du roi de France grands et bien ordonnés. Et fort se doutoient de sa venue le duc de Juliers et ceux de son pays, car ils savoient bien qu’ils auroient le premier assaut. Et Juliers est un pays qui siéd en plain : et sur un jour gens d’armes l’auroient gâté et exillé tantôt, excepté aucuns chastels et fortes villes qui se tiendroient : mais guères ne seroit-ce pas.

Le roi de France entra au pays de Luxembourg et vint en l’abbaye où le duc Wincelant de Brabant fut enseveli, et là se logea deux jours. À son département il prit le chemin de Bastogne et s’en vint loger à une lieue près. La duchesse de Brabant étoit logée à Bastogne, et avoit sa venue signifiée au duc de Bourgogne, lequel vint là devers la duchesse et l’emmena parler au roi qui étoit logé sur les champs. Le roi de France recueillit la duchesse de Brabant moult doucement ; et eurent là parlement ensemble : et puis retourna la duchesse à Bastogne ; et la reconvoyèrent messire Jean de Vienne et messire Guy de la Trémoille. Et le roi alla lendemain loger plus avant, approchant toujours la terre de ses ennemis ; et passa toute l’Ardenne. Et vint sur le point que d’entrer en Allemagne, et sur les bandes de la duché de Juliers. Mais, avant qu’il fût venu jusques là, l’évêque Arnoul de Liége avoit été devers le roi, et avoit moult grandement parlé en l’aide du duc de Juliers, pour briser la pointe du maltalent, que le roi et le royaume avoient sur le duc de Juliers qui père étoit au duc de Guerles. Et avoit bien dit au roi et à ses oncles que si le duc de Guerles avoit fait tant que des défiances qui leur furent envoyées en France, et qui felles et cruelles étoient, et hors de rieulle, style et usage des autres défiances que le duc de Guerles n’en avoit pas pris le conseil ni l’avis à son père, le duc de Juliers ; pourquoi il, ni son pays, ne le devoient pas comparer. Cette excusation ne suffit pas bien au roi ni à ses oncles : et étoit l’intention du roi et de ses oncles, et de son conseil aussi, que si le duc de Juliers ne se venoit autrement excuser, et lui de tous points mettre et rendre à la volonté du roi, que lui, tout premier, et son pays, le compareroient. Adoncques offrit l’évêque de Liége, et les barons du Hasbain, et les consaux des bonnes villes qui avecques lui étoient, au roi et à ses oncles, tout l’évêché de Liége entièrement, pour entrer et passer parmi et repasser, par payant leurs deniers, et pour rafreschir et eux reposer, s’il leur plaisoit. Le roi de France les en remercia ; et aussi firent ses oncles ; et ne renoncèrent pas à ce présent, car ils ne savoient quel besoin ils en auroient.

Or retourna l’évêque de Liége devers le duc de Juliers et l’archevêque de Coulogne, et leur conta quelle chose il avoit exploitée ; et sur ce eurent avis. Si se douta très grandement le duc de Juliers d’avoir tout son pays exillé ; et manda les chevaliers de sa terre qui de lui tenoient pour avoir conseil ; et toujours approchoient les François. Le sire de Coucy en l’avant-garde, qu’il menoit et conduisoit, avoit bien mille lances. Le duc de Lorraine étoit avec lui, et le vicomte de Meaux, atout deux cens lances. Quand les François approchèrent les bandes et limitations d’Allemagne, si chevauchèrent ensemble ; et se commencèrent à loger sagement. Car bien trois cent lances de Linfars[1], Allemands d’outre le Rhin, s’étoient recueillis et amassés ensemble : et vous dis que ce sont les plus grands pillards et robeurs de tout le monde ; et ne poursuivoient ni côtoyoient les François fors que pour les trouver à découvert, et leur porter dommage ; et bien s’en doutoient les François ; et n’osoient fourrageurs aller, fors en grandes routes : et me semble que messire Boucicaut l’aîné, et messire Louis de Giac furent de eux attrappés, pris et menés à Nimaige. Et

  1. Leichtfertig, mauvais sujet, homme prêt à tout.