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LIVRE IV.

CHAPITRE XX.

De l’armée du jeune comte Jean d’Armignac et du voyage qu’il fit en Lombardie, et comme il mourut au siége devant la ville d’Alexandrie.


Vous savez, si comme il est ici-dessus contenu en notre histoire, comment le jeune comte d’Armignac avoit intention et affection très grande d’aller en Lombardie pour aider et conforter, par puissance de gens d’armes, sa sœur germaine et son beau-frère, mariée à son seigneur messire Barnabo, fils aîné à messire Barnabo, que jadis le duc de Milan avoit fait mourir merveilleusement. Et étoit ce duc de Milan comte de Vertus, qui se nommoit Galéas[1], fils à messire Galéas, duquel le duc d’Orléans avoit à femme la fille. La dame dessus dite, qui fille avoit été à messire Jean d’Armignac et à messire Bernard d’Armignac, comme dame tout ébahie et déconfortée, et qui n’avoit autre recouvrer ni retour que à ses frères, leur avoit signifié tout son état, sa povreté et nécessité, et le dommage où on la tenoit, et humblement et en pitié leur avoit prié qu’il y voulsissent entendre et la garder et défendre contre ce tyran le comte de Vertus, qui la déshéritoit sans nul titre de raison. À la prière de sa sœur, le comte d’Armignac étoit descendu ; et en avoit grand’pitié, et avoit bien dit et disoit, quoiqu’il dût coûter de remettre sus les besognes de sa sœur, il en feroit son devoir et son plein pouvoir ; et tout ce que il avoit dit et promis il accomplit, et montra de fait et de volonté.

Car si comme vous savez, et j’en ai fait mention en cette histoire, il avoit, avec l’aide du comte Dauphin d’Auvergne, fait les traités en Auvergne, Rouergue, Quersin, Limousin, Pierregord, Angoulémois et Agénois, et racheté plusieurs places et forteresses que les Anglois, Bretons et Gascons tenoient, qui guerre faisoient et avoient fait au royaume de France, sous couleur et ombre de la guerre du roi d’Angleterre, ès terres et pays dessus nommés ; et tous ceux que il avoit par traité fait issir et départir des lieux et forts où ils s’étoient tenus et recueillis, ils étoient devers le roi de France absols et nommés quittes ; et encore leur délivroit-on or et argent pour départir entre eux ; mais ils se obligeoient envers le comte d’Armignac d’aller en Lombardie et lui aider à faire sa guerre. Et à ce qu’ils montroient, ils s’y inclinoient et accordoient tous de grand’volonté ; et tous se traioient vers la rivière du Rosne et la rivière de Sone. Le duc de Berry et le duc de Bourgogne les souffroient bien en leurs seigneuries prendre vivres et pourvéances, car moult en désiroient avoir la délivrance. Et gouvernoit pour ce temps la Dauphiné de Vienne, de par le roi de France, messire Enguerran d’Eudin ; et lui avoit le roi escript et mandé que ses gens d’armes et routes qui se nommoient au comte d’Armignac, si souffrît débonnairement passer parmi la Dauphiné de Vienne, et leur fit délivrer ce qui leur faisoit besoin, pour leurs deniers.

Quand le comte de Foix, qui se tenoit en Bearn et en son chastel à Ortais, entendit que le comte d’Armignac mettoit gens d’armes sus et ensemble, si commença à penser, car il étoit moult imaginatif. Bien avoit ouï dire, ainsi que paroles volent de l’un à l’autre, que celle assemblée s’ordonnoit pour aller en Lombardie et sur le seigneur de Milan ; et pour ce que, du temps passé, il et les prédécesseurs du comte d’Armignac, et ce comte même et son frère Bernard d’Armignac, s’étoient guerroyés, il ne savoit à quoi ils pensoient, ni si cette chevauchée retourneroit sur lui. Si ne voult pas être dépourvu, mais garnit toutes ses forteresses de gens d’armes, et se mit si au dessus des besognes que, si on l’eût assailli il fût allé au devant, de puissance. Mais le comte d’Armignac et son frère n’en avoient nulle volonté, et vouloient bien tenir les trèves qui étoient données entre eux, et faire leur fait et emprise. Moult de chevaliers et écuyers bretons, gascons et anglois, étoient obligés à servir le comte d’Armignac, qui, si il voulsist guerroyer ni contrarier le comte de Foix, ils eussent renoncé à son service et venu de grand’volonté servir le comte de Foix, tant étoit-il aimé de toutes gens d’armes, pour la prudence, la prouesse et la largesse de lui. Quand la duchesse de Lorraine fut informée que le comte d’Armignac s’ordonnoit pour passer les monts et entrer en Lombardie à puissance de gens d’armes pour faire guerre au duc de Milan son père, et que le roi de France et ses oncles les ducs de Berry et de Bourgogne le consentoient, pour nettoyer le royaume de France de ces routes et pillards dont le royaume

  1. Jean Galeas Visconti.