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LIVRE IV.

et afin que nul péril ni nul meschef ne lui advint, on lui avoit recommandé en garde et en conduit, et puis, sur le département des royaumes, prendre ahatie d’armes a lui et répondre ou à joute mortelle ou à champ, sans signifier à son souverain dont il tient sa terre, ce forfait n’étoit pas à pardonner, mais à punir si grandement que les autres y prendroient exemple. Le sire de Clary, quand il ouït ces dures paroles, fut tout ébahi, quoiqu’il cuidoit avoir trop bien fait. Si se ravisa de répondre et dit ainsi :

« Messeigneurs, il est bien vérité que messire Pierre de Courtenay vous le me chargeâtes en garde et en convoi, à lui faire compagnie tant qu’il fût à Calais ou sur sa frontière ; de tout ce qui chargé me fut, me suis-je acquitté bien et loyalement, et si il me besogne à prouver, je le témoignerai par lui. Voir est que sur notre chemin nous vînmes à Luceu en l’hôtel madame la comtesse de Saint-Pol, qui doucement et liement nous recueillit. En ce recueil il y eut paroles telles que je yous dirai. La dame lui demanda : « Messire Pierre, comment vous contentez-vous des seigneurs de France, et que vous semble des états de France ? » Le chevalier répondit courtoisement et dit : « Madame, les états sont en France grands, beaux et bien étoffés. Après, des seigneurs de France je me contente assez bien de leur bonne chère et de leur recueillette, réservé une chose. À peine, à travail et à grands coûtages, et pour faire armes, je suis issu hors d’Angleterre et venu à la cour du roi de France ; mais je n’ai sçu à qui faire armes. » Messeigneurs, quand je l’ouïs dire cette parole en ma présence devant si haute dame que la comtesse de Saint-Pol, serour au roi d’Angleterre, elle me fut trop pesante ; néanmoins je m’en souffris pour l’heure, pour la cause de ce que en garde et en convoi vous le m’aviez recommandé, et ne lui en montrai oncques semblant, tant que nous fûmes en compagnie ensemble sur le royaume de France. Et au congé prendre en la marche de Calais, vérité est que je lui remis au-devant les paroles lesquelles il avoit dites à Luceu, et lui dis bien qu’elles n’étoient pas courtoises ni honorables ; et donnoient ces paroles a entendre que la chevalerie de France étoit si reboutée et foulée que nul n’avoit osé faire armes à lui ; et si il les vouloit mettre outre, je lui dis que j’étois un chevalier du royaume de France, de nom, d’armes et de nation ; et ne voulois pas qu’il se pût vanter ni dire en Angleterre que il n’eût sçu en France ni sur son voyage à qui faire armes ; et que j’étois tout prêt et désirant de faire armes à lui, et pour accomplir sa plaisance et son désir courir trois cours de glaive, fût ce jour ou l’autre.

« Certainement, messeigneurs, pour l’honneur du royaume de France et de la chevalerie qui y est je dis cette parole ; et me semble qu’il en eut grand’joie, et accepta à faire les armes à lendemain, au propre lieu où nous parlions ensemble. Il alla à Calais ; je vins à Marquise. Je me pourvus ; il se pourvut. Lendemain, ainsi comme dit et convenancé l’avions, nous retournâmes en la place. Il y vint bien accompagné de ceux de la garnison de Calais : aussi vinrent avecques moi aucuns chevaliers et écuyers de la frontière, le sire de Mont-Carel et messire Jean de Longvilliers : nous vîmes l’un l’autre et eûmes pour l’heure moult petit de parlement. Nous joutâmes de fer de guerre, et étions armés de toutes pièces au mieux que nous pouvions. L’aventure fut telle que, le second coup je courus contre, je l’enferrai tout outre et le portai à terre. Depuis, je me retournai sur lui pour savoir en quel état il étoit, et si des armes il vouloit plus faire. Le capitaine de Calais me dit que ce qui fait en étoit suffisoit, et que je me misse au retour. Je m’y suis mis ; vous m’avez mandé, je suis venu ; je cuide avoir bien exploité et gardé l’honneur du royaume de France et des chevaliers qui y sont. Je vous ai conté la pure vérité du fait. Si amende y ensuit sur ce, pour bien faire, je m’en rapporte par l’accord et jugement de monseigneur le connétable et de messeigneurs les maréchaux de France, et avecques tout ce en la voix et discrétion du chevalier messire Pierre de Courtenay, à laquelle requête je fis les armes, et à ce aussi que tous chevaliers et écuyers d’honneur de France et d’Angleterre en voudront, eux bien conseillés et informés, discerner. »

Quand le sire de Clary eut remontré ses affaires et excusations bien et sagement, ainsi que vous avez ouï, il adoucit et brisa grandement l’ire et félonnie de ceux qui accueilli l’avoient. Mais nonobstant toutes ces paroles et excusations, oncques il ne put être excusé ni délivré que il ne lui convint tenir prison ; et en demeura un temps en grand danger ; et en fut