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EXTRAIT DE LA PRÉFACE

Le second livre contient 155 chapitres ; le troisième 115 ; le quatrième 82.

Ce manuscrit est un abrégé succinct, mais assez exact de l’histoire entière de Froissart.


Il me reste maintenant a rendre compte d’une innovation matérielle, que j’ai cru indispensable d’introduire dans le texte des manuscrits de Froissart. La langue française était bien loin d’avoir des règles fixes dans le quatorzième siècle ; les désinences des verbes, les genres des noms variaient sans cesse selon le goût de l’écrivain ou les facilités de l’euphonie. L’orthographe était plus incertaine encore que la langue. Quelques auteurs suivaient dans l’orthographe qu’ils adoptaient l’analogie de l’étymologie ; d’autres celle de la prononciation : tantôt même ils suivaient tour à tour l’une ou l’autre, de sorte que le même mot était écrit dans le même ouvrage de cinq ou six manières différentes selon les exigences de l’euphonie, de la prononciation, de l’étymologie ou de la routine. Ainsi par exemple on trouve il écrivit, orthographié : escripsit, escripsi, scripsit, scripsi, escripvit, escripti, escrivit, escrivi, ecripvi, ecrivi, etc. Il fit, orthographié : fi, fit, feit, fist, feist ; il fut orthographié : fu, fut, fust, feut, feust ; il put, orthographié : pu, put, pust, peut, pot ; il eut, orthographié : ot, ut, ust, eust, eut ; il prit, orthographié : pri, prit, prist, preit, preist, print, prin, prinst ; le mot prouesse est écrit tour à tour ; prouesce, proesce, pruesce, pruece, proece, proesse, prouesse, prouece ; le mot besogne est écrit : besoigne, besogne, besoingne, etc.

Par ignorance ou par système les copistes ajoutaient encore à cette confusion. Au désordre des auteurs et des copistes du même pays et du même temps, il faut en ajouter un autre. Non-seulement la prononciation variait dans les provinces et devenait plus ou moins dure ou plus ou moins douce selon la proximité de la Flandre et de l’Allemagne, ou de l’Espagne et de l’Italie ; mais elle prenait une nouvelle forme avec les progrès toujours croissans de la sociabilité, de sorte que l’orthographe d’un demi-siècle n’était plus celle du demi-siècle suivant.

Qu’on se figure donc le mélange bizarre introduit dans les manuscrits, même d’un seul auteur, copiés par des hommes qui, à ces différences de leur propre système d’orthographe, ont ajouté celles qui provenaient de la province qu’ils habitaient et de l’époque où ils vivaient.

Dans un tel état de choses, si j’avais eu à reproduire l’ouvrage d’un auteur dont le style fut tout-à-fait classique, ou si j’avais eu pour but d’éclaircir uniquement l’histoire de la langue, j’aurais dû faire choix du manuscrit le plus ancien connu, ou copié sur le manuscrit le plus ancien et qui reproduisît le plus fidèlement l’intention de l’auteur, et je devrais le donner tel qu’il est, en me gardant bien d’y intercaler quelque morceau qui, bien que plus complet et appartenant évidemment au même auteur, fut cependant tiré d’un manuscrit copié par une autre main, dans une autre province, ou à une autre époque. Alors, quelques variations que les mots eussent pu subir, je les représenterais toutes fidèlement à la place qu’elles occupent dans le modèle, et je me garderais bien de changer même une virgule, un accent ou une apostrophe, dut-elle éclaircir le sens, de semblables corrections devant être placées en note. Voici quelles auraient été mes obligations : elles sont d’une autre nature dans l’ouvrage que je publie.

Ici mon but n’était pas de faire connaître au public les mots, mais bien les faits. Je devais donc choisir ceux des manuscrits qui me semblaient les plus complets, fussent-ils même moins anciens. Il est arrivé quelquefois qu’un manuscrit plus récent était copié fidèlement pour les faits sur un manuscrit plus ancien que tous ceux que j’avais pu me procurer, mais que le copiste avait changé l’orthographe primitive pour la remplacer par la sienne. Que devais-je faire alors ? Fallait-il laisser des faits précieux, parce que quelques lettres auraient été déplacées dans un mot ? fallait-il conserver respectueusement les changemens introduits par les copistes souvent les plus ignorans, ou devais-je prendre sur moi une responsabilité qu’ils n’avaient pas craint de prendre eux-mêmes ? Dans Froissart, par exemple, chaque livre est copié sur un manuscrit différent ; dans chaque livre se trouvent des variantes substituées à des leçons évidemment mauvaises. Or, tous ces manuscrits ont leur orthographe propre. Quelques-uns sont de la fin du quatorzième siècle ; d’autres du commencement, du milieu, ou de la fin du quinzième siècle. Il est évident qu’en les reproduisant fidèlement, j’aurais trompé le lecteur sur l’orthographe du temps de Froissart, qui a considérablement été altérée par chacun.

Il y a encore une considération nouvelle à présenter. La langue française ancienne offre déjà d’assez nombreuses difficultés pour la masse des lecteurs ; ce désordre d’orthographe les multipliera encore, et l’étude de l’histoire sera remplacée par l’étude de la grammaire. Arrêté à chaque pas, le lecteur ne songera plus à lier les faits entre eux et à en dériver les conséquences ; il ne se laissera pas aller à l’intérêt du sujet ; il ne sera point en-