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LES DERVICHES TOURNEURS.

leur impulsion, de même qu’une toupie qui pivote immobile au moment de la plus grande rapidité, et semble s’endormir au bruit de son ronflement.

Chose surprenante, ils étaient là une vingtaine, peut-être davantage, pirouettant au milieu de leurs jupes épanouies comme le calice de ces gigantesques fleurs de Java, sans se heurter jamais, sans se désorbiter de leur tourbillon, sans perdre un seul instant la mesure marquée par les tarboukas.

L’iman se promenait parmi les groupes, frappant quelquefois des mains, soit pour indiquer à l’orchestre de presser ou de ralentir le rhythme, soit pour encourager les valseurs et les applaudir de leur zèle pieux. Sa mine impassible formait un contraste étrange avec toutes ces figures illuminées, convulsées ; ce morne et froid vieillard traversait d’un pas de fantôme ces évolutions frénétiques, comme si le doute eût atteint son âme desséchée, ou que depuis longtemps les ivresses de la prière et les vertiges des incantations sacrées n’eussent plus prise sur lui, comme ces teriakis et ces hachachins blasés sur l’effet de leur drogue et obligés d’élever la dose jusqu’à l’empoisonnement.

Les valses s’arrêtèrent un instant ; les derviches se reformèrent couple par couple et firent deux ou trois fois processionnellement le tour de la salle. Cette évolution, faite à pas lents, leur donne le temps de reprendre haleine et de se recueillir.

Ce que j’avais vu n’était, en quelque sorte, que le prélude de la symphonie, le début du poëme, l’entraînement à la valse.

Les tarboukas se mirent à gronder sur une mesure plus pressée, le chant des flûtes devint plus vif, et les derviches reprirent leur danse avec un redoublement d’activité.

Cependant cette activité n’a rien de désordonné ni de fiévreusement démoniaque comme les convulsions épileptiques