Page:Gibbon - Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain, traduction Guizot, tome 11.djvu/297

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interrompus ; les chefs eux-mêmes n’avaient que des notions imparfaites sur la longueur de la route et la situation des ennemis ; et telle était la stupidité des gens du peuple, qu’à la première ville ou au premier château au-delà des limites qui leur étaient connues, ils étaient tentés de demander si ce n’était pas Jérusalem, le terme de leur voyage et l’objet de leurs travaux. Cependant les plus prudens d’entre les croisés, peu sûrs d’être nourris par une pluie de cailles ou de manne céleste, eurent soin de se pourvoir de ces métaux précieux admis en tout pays à représenter les commodités de la vie ; et pour avoir de quoi soutenir, selon leur rang, les dépenses de la route, les princes engagèrent leurs domaines ou même leurs provinces. Les nobles vendirent leurs terres et leurs châteaux, les paysans leur bétail et leurs instrumens de labourage : la foule et l’empressement des vendeurs faisaient baisser le prix des propriétés, tandis que les besoins et l’impatience des acheteurs donnaient aux armes et aux chevaux une valeur exorbitante. Ceux qui demeuraient et possédaient quelque argent avec le bon sens nécessaire pour le mettre à profit, s’enrichirent de l’épidémie générale[1] ;

  1. Guibert (p. 481) fait un tableau frappant de cette impulsion générale. Il était du petit nombre de ceux de ses contemporains qui étaient capables d’examiner et d’apprécier de sang-froid la scène extraordinaire qui se passait sous ses yeux. Erat itaque videre miraculum caro omnes emere, atque vili vendere, etc.