Page:Gracian - Le Héros, trad de Courbeville, 1725.djvu/22

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

de concert avec le solide. Tel fut pour le profane, ce rare génie dont l’Espagne illustra Rome, et dont la vivacité suit toujours pour guide le jugement.

À parler en général, certains traits d’un esprit vif ne sont pas moins heureux dans plusieurs occurrences que certains faits hasardés par le même principe. Les uns et les autres ont souvent été comme les ailes pour arriver tout à coup au sommet de la grandeur, pour élever du sein même de la poussière aux postes les plus éclatants. Un empereur des Turcs se donnait quelquefois le plaisir, et à toute sa cour, de se montrer sur un balcon. Il s’y promenait un jour, avec une espèce de billet à la main qu’il lisait, ou qu’il faisait semblant de lire ; le vent emporta le billet qu’il tenait nonchalamment, et qu’il laissa peut-être tomber exprès, pour se divertir de ce qui en arriverait. Aussitôt les pages attentifs à considérer leur maître, ayant vu le billet qui voltigeait au gré du vent, firent à l’envi mille efforts pour l’attraper, et pour plaire à Sa Hautesse. L’un d’eux plus spirituel et plus agile saisit en l’air le papier ; et à l’aide de quelques branches d’arbre assez faibles qu’il entrelaça dans un instant, il sut s’élancer sur le balcon, présenta le billet et dit : « Seigneur, un vil insecte a des ailes, et sait voler pour le service de Sa Hautesse. » L’empereur, charmé de cette action vive et de ce discours impromptu tout ensemble, donna sur-le-champ au page l’un des plus honorables emplois dans ses armées. Ce prince voulut apparemment faire voir par là que si la vivacité d’esprit toute seule ne doit pas commander en chef, elle peut au moins commander en second.

L’esprit vif est encore comme le sel et l’agrément de toutes les belles qualités ; et à l’égard des grandes perfections, il en est comme l’éclat, comme le lustre qui les fait briller à mesure que le fonds