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mes mémoires

tôt grand, visage sombre, chevelure d’un noir fauve : type de parfait méridional. Le discours débute tout de suite à l’emporte-pièce. De l’endroit où nous sommes, impossible de tout comprendre. Du reste, l’assemblée ne laisse pas le temps à l’orateur de finir ses phrases. De confiance on applaudit tempétueusement, à tout rompre. Daudet me laisse, ce soir-là, l’image du plus fougueux tribun que j’aurai entendu dans ma vie. Un véritable phénomène vital en plein déchaînement. Plusieurs fois, plus tard, en 1921-1922 particulièrement, alors que je passe l’année entière à Paris, j’aurai l’occasion d’entendre le tribun. Mon impression ne sera plus tout à fait la même. Je ne subis pas le même enchantement. Au surplus, l’homme avait alors vieilli ; ses campagnes oratoires à travers la France, multipliées sans mesure, l’avaient usé. Il gardait encore le mot, le geste, son extraordinaire truculence verbale. Mais sa tête grise n’avait plus le même port. La poitrine s’était essoufflée. Le monstre n’y était plus.

Dirai-je un mot de mon passage en Angleterre ? Je m’y rendais, le lendemain, avec mes deux compagnons de la Salle Wagram, en route pour Liverpool, où nous devions nous embarquer sur l’un des Empress. Dernière étape vers le grand retour. Nous ne quitterons pas la France toutefois sans en emporter un dernier et désagréable souvenir. Nous sommes tous les trois à une gare de Paris, en quête du train pour Calais. À bout de bras, nous portons péniblement chacun deux lourdes malles. L’un de nous s’adresse à un préposé à l’information :

— Pourriez-vous nous indiquer, monsieur, où stationne le train pour Calais ?

Il nous toise de la tête aux pieds… Évidemment, trois curés ! Et qui sont du pays puisqu’ils parlent français… Le doigt pointé vers l’autre extrémité de la gare :

— Là-bas, messieurs !

Nous empoignons de nouveau nos malles. Et nous voilà en route vers le point indiqué.

— Le train de Calais, monsieur, s’il vous plaît ?

Autre toisement, puis sur un ton dépouillé de toute aménité :