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mes mémoires

cueilli à Valleyfield. Ça été une vision passagère des heures douces et vraiment très élevées que vous avez vécues à vous dépenser pour eux ; et j’ai éprouvé en les quittant un peu de la mélancolie poignante qui vous étreint sans doute vous-même à la veille de votre départ. Mais que tout cela est bon puisque tout cela fait tant souffrir. Dieu, dont les desseins admirables sont à l’encontre de la sagesse et surtout de l’ambition des hommes, vous prépare sans doute de consolantes revanches intimes, celles qui consistent à voir mûrir comme sous la main du ciel des semences que l’on a dû lui abandonner.

Propos d’ami, propos encourageants. Mais l’avenir était là qui se montrait à moi avec un visage austère. Au juste, que me réservait-il ? À Valleyfield, un très haut personnage, qui ne m’aimait point plus qu’il ne faut et qui croyait deviner, dans mon passage à Montréal, une intervention de l’abbé Élie Auclair, disait volontiers autour de soi, m’a-t-on rapporté dans le temps :

— Il croyait s’en aller à l’Université ; il s’en va « petit vicaire » à Saint-Jean-Baptiste. Il va apprendre, à ses dépens, qu’à Montréal, ce n’est pas l’abbé Auclair qui mène.

Que ferait la Providence du « petit vicaire » à Saint-Jean-Baptiste ? Dans le temps, et surtout dans les années prochaines, des amis très complaisants et très généreux se plairont à voir, dans mon changement de diocèse, un appel, une destination providentiels. Au lieu d’un groupe de jeunes gens à diriger, la Providence m’aurait confié un peuple, notre petit peuple. Rien que cela… Ce rôle serait-il vraiment le mien ? Mes épaules le pouvaient-elles porter ? Le Canada français allait vivre dangereusement. Il y avait déjà la guerre, la première Grande Guerre. Après la guerre, il y aurait l’offensive du centralisme canadien, puis la terrible épreuve du grand chômage. Mal gouverné, d’une démarche indécise et ballante, notre peuple aurait besoin de se retrouver, de chercher la formule de son avenir et de sa vie tout court ; il lui importait souverainement de se ressouder à son destin, à son passé, s’il les voulait continuer… Mon rôle, si humble qu’il pût être, la Providence l’aurait-elle fixé à cette conjoncture et pour quelle tâche précise ? Qu’en pouvais-je savoir ?