Page:Hémon - Lizzie Blakeston, 1908.djvu/37

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troubles et roulé sur ses bancs de vase, de ces choses semblables à ce que la petite Lizzie allait devenir ? Pauvres filles qui avaient été poussées au dernier refuge pour avoir cru que l’honneur ou l’amour étaient des choses d’importance ; vieilles gens qui avaient trop longuement et trop durement vécu et ne se sentaient pas la force d’attendre davantage ; faillis, vaincus et délaissés, ils étaient venus à elle, et ils avaient trouvé ce qu’ils cherchaient, comme elle allait le trouver à son tour.

Elle fit deux pas vers le bord et s’arrêta encore une fois. Elle n’avait pas peur de la mort, Lizzie ; seulement… elle avait grand’peur de l’eau noire, et elle recula lentement jusqu’au milieu du ponton et s’efforça de rappeler à l’esprit son grand chagrin afin de s’exalter un peu.

Il vint tout à coup, avec son cortège de désillusions, d’iniquités et d’intolérables ennuis. De toutes celles qui avaient cherché un asile dans l’eau profonde, il n’en était certes pas qui pût avoir eu d’aussi justes raisons que Lizzie ! La belle affaire d’avoir été trahie ou délaissée ! La grosse douleur, de n’avoir pas de quoi manger ! Elle ! On lui avait volé son espoir : des puissances occultes et malfaisantes lui avaient suggéré un rêve obscur, l’avaient nourri, attisé, fait croître d’un jour à l’autre, pour l’escamoter soudain d’une façon incompréhensible et cruelle et rire dans l’ombre de son désespoir. Il ne restait plus qu’une grande détresse, l’avenir interminable et vague, le travail fastidieux… El les deux souverains déjà dépensés !

Quand elle eut songé à tout cela, Lizzie se couvrit les yeux de ses mains, marcha droit devant elle, sentit le sol manquer sous ses pieds, et se laissa aller en frissonnant…


Au rez-de-chaussée de la maison de Faith street, le conseil de famille était rassemblé. Mr. Blakeston père regarda la montre de son beau-frère, et dit avec amertume :

— Voilà ce que c’est quand on leur laisse quatre sous, à ces petites ! Ça passe ses soirées dehors à les dépenser comme des sottes !

Sa femme ajouta :

— Et ce que ça se monte la tête ! Vous avez vu cette histoire qu’elle a faite hier, disant qu’elle ne voulait plus travailler !

L’oncle Jim intervint avec bienveillance :

— Bah ! dit-il. À cet âge-là, on dit ça, et puis le lendemain on n’y pense plus. Il ne faut pas se plaindre, en somme : tout a bien fini.

Tout avait bien fini, en effet, surtout pour Lizzie, que la marée descendante poussait doucement vers la mer.

FIN
L. Hémon.