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Cela ne tarda point. Les Allemands occupèrent la région, entrèrent dans les maisons, dans les auberges et dans les fermes, exigèrent à boire et à manger, réquisitionnèrent tout ce qui leur parut être utile et répandirent la crainte et l’effroi…

Les inimitiés commencèrent bientôt. Le canon tonnait, la mitraille était crachée à profusion semant l’épouvante, la destruction et la mort.

Le fermier Deraedt et sa femme s’étaient vivement abrités dans leur cave où des voisins avaient également cherché un refuge.

Les voûtes, le sol et les murs tremblaient sous l’action de l’artillerie, et, lorsque le fermier se hasardait à regarder au dehors par un interstice, il n’apercevait que la lueur blafarde et angoissante de l’élément destructeur. 

Les femmes priaient, pleuraient et regrettaient de ne pas s’être enfuies à temps.

— Silence !… disait-on. Si les Allemands nous entendaient, Dieu sait quel sort nous serait réservé. Ils ignorent que nous nous sommes réfugiés ici !

Les scènes les plus pénibles se produisaient par toute la région. On ne voyait que des carrioles emportant des fuyards… des vieillards, des hommes, des femmes, des enfants, chargés de paquets et ne sachant comment échapper au danger.

À Merckem, une jeune fille frappée d’une balle, gisait devant sa demeure. Elle rampa à l’intérieur et cria : « Papa, j’ai travaillé et peiné toute ma vie, » et elle rendit l’âme dans les bras de son père éploré. À quelques pas de là, une mère gémissait près du cadavre de son fils… On colportait les récits les plus horribles par rapport à Cortemarck et Handzame. L’angoisse, l’anxiété, incitaient la population à la fuite. Les hommes, les femmes et les enfants se glissaient le long des maisons et des haies et se garaient derrière les arbres pour éviter les shrapnells et les obus…

Plusieurs jours s’écoulèrent ainsi… On assistait ici à la bataille autour de Dixmude, comme elle avait lieu au passage de l’Yser et plus au nord à Nieuport.

La vie dans la citerne aménagée par Deraedt devint impossible.

— Nous devons déguerpir, dit Deraedt. Nous partirons demain matin.

Il y eut des objections. Certains prétendaient qu’on courait à la mort sous une grêle de bombes et de balles… et qu’on finirait par tomber aux mains des Barbares.

— Et ici, la mort nous guette, reprit le fermier. Je pars ! Il adviendra ce qui pourra…

— Pauvre Antoine qui est au milieu de cet enfer ! se lamentait la mère.

La fermière était une femme bonne et compatissante. Elle ne se préoccupait guère du danger qui la menaçait, elle ne songeait qu’à son fils et à ses filles, qui erraient à l’étranger, loin d’elle. Elle n’avait pas voulu quitter son mari… et elle regrettait maintenant de ne pas avoir fui.

Antoine surtout faisait l’objet de ses transes…

Était-ce donc cela la guerre dont elle avait tant lu et tant entendu parler, mais dont elle n’avait jamais vu toute l’horreur ! Et son fils chéri qui luttait maintenant au milieu de cette tempête de fer et de feu, exposé à une grêle de balles et de bombes… Il gisait peut-être là-bas à l’Yser, blessé, l’appelant ; et elle ne pouvait aller jusqu’à lui, quoique la distance qui les séparait n’était peut-être pas très grande…

— Mon Dieu, que l’humanité est cruelle ! gémissait-elle en cherchant les coupables de ce cataclysme…

Et la bonne et douce mère qui avait tant pardonné de sa vie, qui ne tolérait pas la médisance, qui pratiquait toujours la droiture ; elle maudissait maintenant les Allemands avec aigreur, ceux qui lâchement venaient troubler la quiétude d’un peuple pacifique.

La fermière voulait suivre son mari ; demain elle quitterait la retraite… et bientôt on fut tous d’accord pour agir de concert.

Ce fut une nuit longue et angoissante… Deraedt, qui humait l’air au soupirail, put observer sans cesse le rougeoyement des flammes et il percevait distinctement le cliquetis des baïonnettes…

Il était écœuré en présence de cette abjecte effusion de sang… il sanglotait en pensant à son fils, marmotait une prière et attendait anxieusement le jour…

Des enfants avaient le sommeil agité. Des mères se courbaient sur eux, soupiraient et pleuraient…

En une lueur blafarde, le jour enfin pointa…

Une dernière miche de pain fut distribuée aux femmes et aux enfants…

— Partons, dit alors le fermier Deraedt.

Il s’efforçait d’être calme. Qu’allait-il résulter de la rencontre avec les Allemands ? Ils avaient déjà tué tant de citoyens.

Le cultivateur voulut donner l’exemple aux autres. Il sortit le premier.

Mais à peine eut-il fait un pas qu’il fut brutalement saisi par un Allemand.

— Was ist das ? (Qu’est-ce que c’est que cela) dit le militaire…

— Nous étions cachés dans ce trou, répondit le paysan. Voyez, il y en a encore…

Le soldat appela un officier. Deraedt aida ses compagnons d’infortune à sortir du puits.

L’officier arriva.

— Qui êtez-vous ? demanda-t-il brutalement.

— Le propriétaire de cette ferme… Voici mon épouse. Les autres sont des voisins et des ouvriers. Nous nous étions réfugiés dans ce puits pour nous garer du danger.