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SUR LA ROCHE

gars, les jugeant tous pareils, et gardant à tous une épaisse rancune du mal qu’un d’eux lui avait fait. Pourtant, la joie secrète qu’elle sentait à les voir sortir, par délivrance, elle l’éprouvait aussi à les voir revenir, par cupidité, et ceux auxquels elle faisait la meilleure figure, parce qu’ils dépensaient le plus, étaient également ceux qu’elle détestait le mieux, parce qu’ils lui rappelaient son défunt.

À ceux-là, elle versait à boire de bon cœur, et plus fort qu’aux autres, avec une espèce de rage qui mettait sur sa face ordinairement dure un sourire crispé, dont les buveurs étaient ravis et enhardis. En reconnaissance pour ce bel entrain, ils lançaient quelque gaudriole, et le sourire s’accentuait sur la bouche de la commère, qui, en rebouchant son litre ou en posant le bol, grommelait au fond d’elle-même :

— Tiens, soûlaud ! Crèves-en, soûlaud !

Grâce à cette haine qui se présentait sous les apparences de l’aménité, le commerce prospérait. Les dettes occasionnées par l’ivrognerie du mort se liquidaient peu à peu, remboursées par l’ivrognerie des survivants.

Un des plus assidus parmi eux, Toussaint