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JULES VERNE

Du reste, les tavernes ne manquent point en ce quartier maritime, et ces individus à la recherche d’un refuge n’auraient eu que l’embarras du choix.

Si Cork est une ville élégante, il n’en va pas ainsi de Queenstown, très fréquenté, et l’un des ports les plus importants de l’Irlande. Avec un mouvement maritime annuel de quatre mille cinq cents navires jaugeant douze cent mille tonnes, on imaginera sans peine quelle population flottante s’y déverse chaque jour. De là ces nombreuses auberges, où pullulent les habitués les moins exigeants au point de vue de la tranquillité, de la propreté, du confort. Les matelots étrangers y coudoient les indigènes. Et ce contact n’est pas sans amener de fréquentes et brutales rixes qui nécessitent l’intervention des policemen.

Si, ce jour-là, la police eût pénétré dans la salle basse de Blue-Fox, elle aurait pu s’emparer d’une certaine bande de malfaiteurs qu’elle recherchait depuis quelques heures et qui s’étaient échappés de la prison de Queenstown.

Voici dans quelles conditions :

Huit jours auparavant, un bâtiment de guerre de la marine britannique ramenait à Queenstown l’équipage du trois-mâts anglais Halifax, récemment poursuivi et capturé dans les mers du Pacifique. Durant six mois, ce navire avait écumé les parages de l’ouest entre les Salomon, les Nouvelles-Hébrides et les archipels de la Nouvelle-Bretagne. Cette capture allait mettre fin à une série de pirateries et de brigandages dont les nationaux anglais étaient particulièrement victimes.

À la suite des crimes que leur reprochait la justice, — crimes établis autant par les faits que par les témoignages, — un châtiment exemplaire serait prononcé contre eux. C’était la condamnation à mort, la potence, du moins pour les chefs les plus compromis, le capitaine et le maître d’équipage de l’Halifax.

Cette bande comprenait dix individus, pris à bord du navire. Les sept autres, complétant son équipage, après s’être sauvés dans une embarcation, s’étaient réfugiés en quelque île où il serait difficile de les atteindre. Mais enfin les plus redoutables se trouvaient entre les mains de la police anglaise à leur arrivée et, en attendant le jugement, on les avait enfermés dans la prison maritime de Queenstown.

Imaginer l’audace du capitaine Harry Markel, de son bras droit, le maître d’équipage John Carpenter, cela eût été impossible. Aussi, profitant de certaines circonstances, avaient-ils pu s’échapper la veille même du jour où ils s’étaient cachés dans cette taverne du Blue-Fox, l’une des plus mal famées du port. Immédiatement les escouades de policemen furent mises en campagne. Ces malfaiteurs, capables de tous les crimes, ne pouvaient avoir quitté Cork ou Queenstown, et des recherches furent opérées dans les divers quartiers de ces deux villes.

Cependant, par précaution, un certain nombre d’agents gardaient les environs du littoral sur plusieurs milles autour de la baie de Cork. En même temps, des perquisitions commençaient, qui devaient s’étendre à tous les « taps » du quartier maritime.

Mais ce sont là de vrais lieux de refuge où les bandits parviennent trop souvent à se soustraire aux poursuites. Les tenanciers sont des plus suspects. Pourvu qu’on leur montre quelque argent, ils reçoivent quiconque leur demande asile, sans s’inquiéter de ce que sont les gens ni d’où ils viennent.

D’ailleurs, il faut l’observer, ces matelots de l’Halifax étaient originaires des divers ports de l’Angleterre et de l’Écosse. Aucun d’eux n’avait habité l’Irlande. Personne ne les eût donc reconnus ni à Cork ni à Queenstown, — ce qui rendait leur capture improbable. Toutefois, comme la police possédait le signalement de chacun, ils se sentaient très menacés. Bien entendu, leur intention n’était