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BOURSES DE VOYAGE

pas de prolonger un séjour si périlleux dans la ville. Ils profiteraient de la première occasion qui s’offrirait de s’enfuir, soit en gagnant la campagne, soit en reprenant la mer.

Or, peut-être cette occasion allait-elle se présenter, et dans des conditions favorables. On en jugera par la conversation des trois individus attablés, qui occupaient le plus sombre coin de Blue-Fox, où ils pouvaient causer à l’abri de toute oreille indiscrète.

Harry Markel était bien le digne chef de cette bande, qui n’avait pas hésité à lui prêter son concours, lorsqu’il avait fait du trois-mâts Halifax, qu’il commandait pour le compte d’une maison de Liverpool, un bâtiment de pirates dans les extrêmes mers du Pacifique.

Âgé de quarante-cinq ans, taille moyenne, corps robuste, santé à toute épreuve, physionomie farouche, il ne reculait devant aucune cruauté. De beaucoup plus instruit que ses compagnons, bien que sorti du rang des matelots, il s’était graduellement élevé à la situation de capitaine de la marine marchande. Connaissant à fond son métier, il aurait pu se faire une carrière honorable, si des passions terribles, un féroce appétit de l’argent, la volonté d’être son seul maître ne l’eussent jeté dans la voie du crime. Du reste, habile à dissimuler ses vices sous la rudesse d’un homme de mer, et servi par une chance assez persistante, il n’avait jamais inspiré aucune défiance aux armateurs pour lesquels il commandait.

Le maître d’équipage, John Carpenter, quarante ans, plus petit de taille, mais d’une remarquable vigueur, contrastait avec Harry Markel par son apparence sournoise, ses manières hypocrites, son habitude de flatter les gens, une fourberie instinctive, une remarquable puissance de dissimulation, qui le rendait plus dangereux encore. À tout prendre, non moins cupide, non moins cruel que son chef, il exerçait sur lui une détestable influence, que Harry Markel subissait volontiers.

Quant au troisième individu assis à la même table, c’était le cuisinier de l’Halifax, Ranyah Gogh, d’origine indo-saxonne. Entièrement dévoué au capitaine, ainsi que tous ses compagnons d’ailleurs, il eût, comme eux, mérité cent fois la corde pour les crimes auxquels ils avaient pris part pendant les trois dernières années passées dans le Pacifique.

Gcs trois hommes s’entretenaient à voix basse, tout en buvant, et voici ce que disait Jolin Carpenter :

« Nous ne pouvons rester ici !… Il faut avoir quitté la taverne cette nuit même… La police est à nos trousses… et, le jour venu, nous serions repris ! »

Harry Markel ne répondait pas ; mais son opinion était bien que ses compagnons et lui devraient s’être enfuis de Queenstovvn avant le lever du soleil.

« Will Corty tarde bien !… fit observer Ranyah Gogh.

— Eh ! laisse-lui le temps d’arriver !… répondit le maître d’équipage. Il sait que nous l’attendons au Blue-Fox et il nous y trouvera…

— Si nous y sommes encore, répliqua le cuisinier, en jetant un regard inquiet vers la porte de la salle, et si les constables ne nous ont pas obligés à déguerpir !…

— N’importe, déclara Harry Markel, il est prudent de rester ici !… Si la police vient fouiller cette taverne comme toutes les autres du quartier, nous ne nous laisserons ni surprendre ni prendre… Il y a une issue par derrière, et nous décamperons à la moindre alerte ! »

Pendant quelques instants le capitaine et ses deux compagnons se contentèrent de vider leurs verres remplis de grog au wisky. Ils étaient à peu près invisibles en cette partie de la salle, éclairée seulement de trois becs de gaz. De toutes parts s’élevait un brouhaha de voix, un bruit de bancs remués, que dominait parfois quelque rude interpellation au